La soirée venait à peine de tomber lorsque des coups secs résonnèrent contre la porte d’entrée. Nathanaël posa ses outils, encore absorbé par ses réflexions sur l’exsudat, et alla ouvrir. Devant lui, Albéric, toujours impeccable dans son long manteau noir orné du symbole grotesque des Héritiers, son masque respiratoire finement décoré attaché à sa ceinture. Son expression était plus sérieuse que d’ordinaire.
"Je vais avoir besoin de vous. Mission de surveillance.
Théo, qui venait d’arriver derrière Nathanaël, haussa un sourcil.
-Et on surveille quoi, au juste ?
Albéric fit un signe de tête.
-Prenez votre équipement, je vous explique en route."
Nathanaël et Théo échangèrent un regard avant d’attraper leurs manteaux et de suivre Albéric dans les rues du quartier 25.
La ville était toujours enveloppée dans son smog caractéristique, mais ici, aux abords du quartier 26, l’atmosphère était différente, plus lourde et silencieuse. Le bâtiment désaffecté où ils s’arrêtèrent était une structure en béton brut, aux fenêtres brisées et aux murs recouverts de graffitis. Un smiley jaune grotesque côtoyait des symboles plus étranges, abstraits, gravés à la peinture violette.
Les ombres.
Un gang énigmatique et insaisissable, dont même les Héritiers ne savaient pas grand-chose. Albéric les conduisit jusqu’au dernier étage, une pièce vide aux murs écaillés, d’où ils avaient une vue plongeante sur le territoire des Ombres.
"C’est ici que vous vous installez. Déclara Albéric en posant sa main sur le rebord d’une fenêtre.
Théo observa la pièce avant de se tourner vers lui.
-On surveille quoi, exactement ?
Albéric croisa les bras.
-L’activité du gang. On sait qu’ils bougent plus que d’habitude, mais on ne sait pas pourquoi. Ce que vous voyez, ce que vous entendez… tout doit être rapporté."
Il fouilla dans son manteau et leur tendit une radio de communication.
"Ondes courtes. Non traçable, non bloquable. Utilisez-la uniquement en cas de nécessité absolue."
Nathanaël prit l’appareil et hocha la tête. Albéric leur lança un dernier regard perçant avant de reculer vers la porte.
"Soyez prudents. On ne sait pas ce dont ils sont vraiment capables."
Puis il disparut dans l’escalier, les laissant seuls avec la nuit qui tombait.
La nuit était profondément silencieuse, seulement troublée par le bourdonnement lointain de la ville. Depuis leur poste d’observation, Nathanaël et Théo se relayaient, notant chaque mouvement suspect dans le territoire des Ombres. Rien d’inhabituel ne semblait se produire. Jusqu’à ce que Théo la voie. Une silhouette élancée venait d’émerger, comme coulant directement des ténèbres. C’était une fouine, fine et silencieuse, enveloppée dans un long manteau violet foncé qui semblait absorber la lumière autour d’elle. Elle s’arrêta au milieu de la rue, immobile. Puis, lentement… elle leva la tête et son regard se posa directement sur Théo. Théo eut un frisson, elle n’aurait jamais dû pouvoir le voir.
Il était en hauteur, dans l’obscurité, à bonne distance… Et pourtant, elle le fixait.
Un frisson le parcourut et il secoua violemment son frère pour le réveiller.
“Elle m’a vue ! Elle m’a vue !”
Nathanaël, encore à moitié endormi, fronça les sourcils.
“De qui tu parles ?
-La fouine, là-bas ! Elle m’a vu. Je te jure !”
Nathanaël prit immédiatement ses jumelles thermiques et balaya la zone indiquée, mais il n’y avait plus personne, il abaissa lentement les jumelles.
“Théo, t’es sûr de ce que t’as vu ?
-Certain, elle était là… et elle me regardait. Comme si elle savait exactement où j’étais.”
Nathanaël allait poser une autre question… Mais il n’eut pas le temps.
“Ça a l’air intéressant, ce que vous observez…”
Une voix féminine, à la fois froide et détachée, résonna juste derrière eux. Un frisson glacé parcourut instantanément la colonne vertébrale de Nathanaël et Théo. D’un mouvement brusque, ils se retournèrent, prêts à se battre. La fouine se tenait là, à quelques mètres d’eux, parfaitement immobile.
Théo écarquilla les yeux.
“Mais… t’étais en bas y’a trois secondes ! C’est quoi, ce bordel ?!”
La fouine inclina légèrement la tête, son expression totalement neutre.
“Toujours aussi vif, Théo.”
Sa voix était dénuée de la moindre émotion, et pourtant… Il y avait quelque chose d’imperceptible, comme une infime trace de nostalgie.
“Et toi, Nathanaël… toujours aussi perspicace. Je suis ravie de voir ce que vous êtes devenus.”
Son ton était plat, mais les mots eux-mêmes… Ravie.
Comme si elle ressentait quelque chose… mais ne pouvait pas l’exprimer. Nathanaël ouvrit la bouche, mais un grésillement sec le coupa immédiatement.
“Tout se passe bien ? Faites un rapport.”
C’était Albéric, à la radio, l’espace d’une seconde, les frères furent distraits mais quand ils reportèrent leur attention sur la fouine…
Elle avait disparu, aucune trace, aucun son. Comme si elle n’avait jamais été là.
Nathanaël saisit immédiatement la radio et répondit d’une voix tendue.
“On vient d’avoir… une visite.”
Un silence se fit au bout du fil. Puis, la voix d’Albéric se fit plus grave.
“Explique.
Théo s’approcha, encore fébrile.
-C’était une fouine. Grande, élancée… Manteau violet. Elle bougeait… pas comme une personne normale. Elle m’a repéré alors qu’elle n’aurait jamais dû pouvoir me voir. Et surtout… elle est apparue derrière nous comme un fantôme. Nathanaël ajouta d’une voix plus calme. Elle a dit qu’elle était ravie de nous revoir. Mais son ton était… complètement vide.”
Un silence lourd s’abattit sur la ligne. Puis Albéric lâcha, d’un ton sec et sérieux :
“Écoutez-moi attentivement. Ce que vous avez vu… c’est l’une des personnes les plus dangereuses de Val-Carcosa.
Théo déglutit difficilement.
-C’est qui ?
Albéric soupira légèrement avant de répondre.
-On l’appelle Le Murmure. C’est la chef des Ombres. Une légende vivante. Personne ne sait comment elle bouge, comment elle frappe… et encore moins ce qu’elle veut vraiment.”
Nathanaël et Théo échangèrent un regard inquiet. Albéric poursuivit, son ton plus grave que jamais.
“Le fait qu’elle se soit montrée à vous… ça veut dire qu’elle s’intéresse à vous.
Théo frissonna.
-Et c’est une bonne chose ou une mauvaise ? -Mauvaise. Très mauvaise… Albéric marqua une pause avant de lâcher, dans un souffle presque inaudible, et maintenant qu’elle a vu vos visages, vous n’êtes plus invisibles à ses yeux. Vous ne le serez plus jamais.”
Un silence pesant s’installa dans la pièce. Théo fixa le vide, réalisant ce que cela signifiait. Nathanaël, lui, sentit un frisson glacé remonter le long de son dos.
Ils venaient de croiser une ombre…
Et elle ne les oublierait pas.
Le trajet du retour se fit dans un silence pesant. Nathanaël marchait d’un pas rapide, les yeux perdus dans ses pensées, tandis que Théo, un peu en arrière, le surveillait du coin de l’œil. Ils venaient de rencontrer le Murmure, la chef insaisissable des Ombres et quelque chose dans cette apparition ne quittait pas l’esprit de Nathanaël. Dès qu’ils franchirent la porte de leur maison, Nathanaël enleva son manteau d’un geste distrait et se dirigea vers son atelier, le regard fiévreux. Théo fronça les sourcils.
“T’as l’intention de bosser maintenant ?”
Nathanaël ne répondit pas, fouillant déjà dans ses croquis du purificateur. Théo soupira et s’adossa au mur, croisant les bras.
“Nath, faut qu’on dorme. On est crevés.”
Toujours aucune réponse. Nathanaël fixait ses plans, les doigts effleurant les annotations mystérieuses qui avaient résolu son problème. Puis il murmura, comme pour lui-même :
“C’était peut-être elle…”
Théo haussa un sourcil.
“De quoi tu parles ?”
Nathanaël leva enfin les yeux vers lui, l’air agité.
“Le Murmure. C’est peut-être elle qui m’a aidé avec le purificateur. Ces notes, ces corrections… Elles sont apparues sans que je sache comment. Et ce soir, elle nous a trouvés sans effort. Elle sait des choses.”
Théo souffla bruyamment et passa une main sur son visage.
“D’accord… D’accord. C’est peut-être elle. Mais là, tout de suite, ce qu’on doit faire, c’est dormir. Pas passer la nuit à faire des hypothèses.”
Nathanaël ouvrit la bouche pour protester, mais Théo leva une main.
“Non. Stop. Je te connais. Tu vas t’acharner toute la nuit, et demain, t’auras une tronche de hibou qui a oublié comment dormir.”
Un silence s’installa. Nathanaël hésita, mais Théo ne bougea pas, les bras toujours croisés, le regard planté dans le sien. Finalement, Nathanaël lâcha un soupir résigné.
“Juste quelques minutes… tenta-t-il.
Théo sourit en coin.
-Bien essayé. Allez, au lit, génie.”
Nathanaël grogna un peu mais abandonna, faisant demi-tour vers sa chambre. Théo le suivit du regard, s’assurant qu’il ne tenterait pas de retourner en douce à l’atelier. Quand il entendit enfin le matelas grincer sous son poids, il souffla, soulagé. Il ne savait pas ce que signifiait cette rencontre avec le Murmure… Mais il savait une chose, Nathanaël avait besoin de repos avant de chercher des réponses et Théo s’assurerait qu’il l’ait, qu’il le veuille ou non.