Un Projet Obsessionnel

De retour chez lui, Nathanaël ne perdit pas une seconde. L’image des tunnels envahis de smog et des fondations rongées ne quittait pas son esprit. S’il pouvait construire son purificateur d’air, alors peut-être que le quartier 25, et même une partie de Val-Carcosa, pourrait être sauvée.

 

Il installa ses croquis sur son plan de travail, alluma une lampe et se plongea corps et âme dans son projet. Le garage s’était transformé en un véritable laboratoire improvisé. Des feuilles couvertes de calculs, des schémas annotés, des matériaux récupérés… Tout était éparpillé autour de lui. Ses mains bougeaient sans pause. Il dessinait, effaçait, refaisait, griffonnait des équations, tentait différentes approches… mais quelque chose bloquait toujours. Le processus d’absorption du smog fonctionnait sur le papier, mais il échouait à neutraliser complètement les particules nocives. Un détail lui échappait. Son cerveau tournait à plein régime, mais son corps ne suivait plus. Ses paupières s’alourdissaient. Il ne savait plus combien d’heures il avait passées à travailler. Puis, tout devint noir.

 

Une fraîcheur soudaine envahit la pièce. Quelque part, dans l’épaisse brume du sommeil, une voix froide, dénuée d’émotions, mais étrangement familière murmura :

"Tu y es presque…"

Le souffle glacial de ces mots le fit sursauter.

 

Il ouvrit brusquement les yeux et se redressa d’un coup, haletant. Sa lampe clignotait légèrement, projetant des ombres étranges sur les murs du garage. Mais ce n’était pas ça qui lui glaça le sang. Son regard tomba sur ses croquis étalés devant lui. Quelque chose avait changé. Il y avait de nouvelles annotations. Des phrases précises, des corrections subtiles qu’il ne se souvenait pas avoir écrites… et surtout, la solution exacte du problème qui l’avait bloqué pendant des heures. Son regard se fixa sur un schéma légèrement modifié. Au lieu de chercher à neutraliser totalement les particules du smog, l’idée était de les liquéfier. Un processus de condensation avancé qui forcerait les agents toxiques du smog à se transformer en liquide, récupérable dans un réservoir.

Il suivit les notes griffonnées à l’encre noire :

"La neutralisation est instable. La transformation est plus efficace. Condensation à haute pression → extraction sous forme liquide → stockage."

Son cœur battit plus fort. Quelqu’un avait complété son travail. Ses doigts tremblants parcoururent les lignes tracées.

L’écriture n’était pas la sienne.

Il scruta nerveusement la pièce, mais il était seul. La porte était verrouillée. Les fenêtres fermées. Il passa une main sur son front moite.

Avait-il rêvé ? Était-ce un simple coup de fatigue ?

Ou bien… quelqu’un était-il réellement passé par là ?

Il déglutit difficilement, un frisson lui parcourant l’échine. Il n’avait aucune réponse à ces questions. Mais une chose était sûre. Le purificateur pouvait fonctionner maintenant et cela changeait tout. 

Le matin commençait à peine lorsque Nathanaël quitta précipitamment son atelier. Il ne pouvait pas attendre. Le schéma modifié ne cessait de lui revenir en tête. Il avait passé des heures à tenter de comprendre qui ou quoi avait pu annoter ses plans… mais surtout, comment ces modifications étaient apparues sans qu’il ne s’en rende compte. S’il voulait construire son purificateur, il lui fallait des matériaux et du soutien. Albéric était le seul à pouvoir lui fournir cela.

 

Dans le QG des Héritiers, Albéric était en pleine lecture d’un rapport lorsqu’on frappa à sa porte.

"Entrez."

Nathanaël poussa la porte et entra, l’air déterminé mais légèrement tendu. Albéric, le regard affûté, posa son document et haussa un sourcil.

"Tu as une tête à pas avoir dormi."

Nathanaël esquissa un sourire crispé avant de déposer une pile de croquis et de schémas sur le bureau du corbeau.

"J’ai avancé sur le purificateur. Je sais comment extraire le smog et le liquéfier. Mais j’ai besoin de matériel."

Albéric se redressa, intrigué. Il attrapa les plans et les examina en silence. Ses yeux noirs parcouraient les calculs complexes et les annotations techniques.

"Tu veux qu’on installe ça sous terre ? demanda-t-il finalement.

-Oui. Ça permettrait d’éliminer le smog accumulé dans les tunnels. Ça stabilisera les fondations des bâtiments qui s’effondrent. Et… si ça fonctionne, on pourrait répandre la technologie ailleurs."

Albéric hocha la tête lentement.

"Ça me plaît. Tu as besoin de quoi ?"

Nathanaël sortit une liste.

"Il me faut du métal pour l’armature, un moteur à compression, des filtres en céramique, et un réservoir assez solide pour stocker le liquide."

Albéric sourit légèrement.

"Tu es exigeant. Mais j’aime ça. Je peux te fournir le métal et le moteur. Pour les filtres, il faudra voir avec les récupérateurs du quartier 27. Quant au réservoir… Il tapota son bureau. J’ai peut-être une idée."

Nathanaël souffla, soulagé.

"Merci, Albéric."

Le corbeau l’observa un instant, puis plissa les yeux.

"T’es sûr que ça va ? T’as l’air un peu… agité."

Nathanaël hésita. Il ouvrit la bouche pour parler, puis se ravisa.

Non, pas maintenant. Il esquissa un sourire.

"Juste la fatigue. J’ai bossé toute la nuit."

Albéric ne sembla pas totalement convaincu, mais il n’insista pas.

"Va te reposer un peu. J’envoie quelqu’un avec les matériaux d’ici ce soir."

Nathanaël acquiesça, reprit ses croquis et quitta le bureau.

 

Sur le chemin du retour, Nathanaël sentait encore un poids sur sa poitrine.

Il avait menti.

Enfin… il n’avait pas tout dit.

Il pouvait presque entendre encore la voix froide chuchoter dans son oreille.

"Tu y es presque…"

Il serra les poings. Il devait en parler à quelqu’un.

 

Quand Nathanaël poussa la porte de leur maison, Théo était en train de s’entraîner dans le garage. Son mannequin d’exercice improvisé était marqué de plusieurs coups précis. Dès qu’il entendit son frère arriver, Théo essuya sa sueur d’un revers de bras et haussa un sourcil.

"T’étais où ?

-Chez Albéric."

répondit Nathanaël en refermant la porte derrière lui. Théo haussa un sourcil en le regardant de plus près.

"T’es pas dans ton état normal. Y’a un truc qui va pas ?"

Nathanaël soupira, bien sûr que Théo l’avait remarqué. Il le connaissait trop bien.

Il hésita puis il prit une grande inspiration.

"Cette nuit… il s’est passé un truc étrange."

Théo fronça les sourcils et posa ses mains sur ses hanches.

"Étrange? Comment ?"

Nathanaël s’assit sur une caisse en métal et passa une main dans ses plumes, cherchant comment formuler ça sans avoir l’air fou.

"J’ai bossé toute la nuit sur les plans du purificateur. Mais j’étais bloqué sur un problème. Je me suis endormi sans trouver de solution."

Théo l’écoutait attentivement, son expression plus sérieuse.

"Et ?

-Et quand je me suis réveillé… quelqu’un avait complété mes plans. Avec la bonne réponse."

Théo cligna des yeux.

"Attends… t’es en train de me dire que quelqu’un est entré ici, a pris tes feuilles, a fait les calculs à ta place et est reparti sans rien voler d’autre ?"

Nathanaël acquiesça lentement. Théo réfléchit un instant avant de hausser les épaules.

"T’as peut-être fait ça toi-même, en mode somnambulisme."

Nathanaël secoua la tête.

"L’écriture n’était pas la mienne. Et avant que je me réveille… j’ai entendu une voix."

Théo plissa les yeux.

"Une voix ? Quelqu’un était là ?"

Nathanaël serra les poings.

"C’était… comme un murmure. Une voix froide, sans émotions. Elle a dit : ‘Tu y es presque."

Un silence s’installa entre eux.

Théo croisa les bras, visiblement mal à l’aise.

"C’est pas normal. T’as dit à Albéric ?

-Non. Pas encore. Il a déjà assez de choses à gérer."

Théo soupira et se passa une main sur le visage.

"Donc… quelqu’un te surveille, sait ce que tu fais, et a assez d’intelligence pour résoudre un problème complexe à ta place.

-Ça paraît surréaliste mais oui."

Théo souffla bruyamment.

"J’aime pas ça. Mais au moins, tu sais que ta machine va marcher."

Nathanaël esquissa un sourire fatigué.

"Oui… j’imagine que c’est déjà ça."

Théo hocha la tête, mais son regard restait méfiant.

"T’inquiète pas, frérot. Si ce truc revient, cette fois, on sera prêts."

Nathanaël voulait croire à ces mots.

Mais une part de lui savait que cette chose… ce murmure… n’avait pas fini avec lui.

 

Les jours passèrent dans une routine de travail acharné. Grâce aux matériaux fournis par Albéric, Nathanaël put enfin donner vie à son prototype. Dans l’atelier transformé en véritable chantier, il passa des heures à assembler, souder, ajuster, peaufinant chaque détail avec une précision maniaque. Théo venait parfois l’aider, surtout pour soulever les pièces les plus lourdes, tandis qu’Albéric passait régulièrement voir l’avancement du projet. Le processus fut long et éprouvant, mais après une semaine intense, le premier purificateur d’air souterrain de Val-Carcosa était enfin prêt à être testé.

 

Albéric était venu en personne pour assister au premier test. Quelques gardiens des Héritiers, ainsi que des travailleurs volontaires, étaient présents pour observer l’événement. Le purificateur était solidement ancré dans le sol, son système d’aspiration dirigé vers les couloirs de la galerie. Nathanaël, couvert de poussière et de traces de suie, fit un dernier tour de contrôle des circuits et du moteur, puis inspira profondément.

"Tout est prêt."

Il appuya sur l’interrupteur principal.

 

Un bourdonnement grave résonna dans la caverne souterraine. Les turbines du purificateur commencèrent à tourner, aspirant lentement le smog stagnant dans les tunnels. Les volutes noires semblèrent hésiter un instant, comme une bête qu’on tentait d’apprivoiser… puis elles furent entraînées dans la machine. Tous les regards étaient rivés sur l’appareil. Après quelques minutes, un bruit de goutte-à-goutte attira l’attention de Nathanaël. Il s’accroupit près du réservoir et vit un liquide sombre et huileux s’écouler dans le bac collecteur. L’exsudat du smog, il plongea une spatule transparente dans la substance et l’observa sous la lumière d’une lampe portative. Sa consistance était étrange, entre l’huile épaisse et une sorte de gel légèrement translucide. Albéric s’accroupit à côté de lui, observant la récolte.

"C’est ça, alors ?"

Nathanaël hocha la tête.

"Oui. Mais je ne sais pas encore ce qu’on peut en faire."

Albéric tapota le réservoir du purificateur, songeur.

"Une chose est sûre : si on peut le récupérer en grande quantité, il faudra bien lui trouver une utilité."

Nathanaël acquiesça, notant mentalement qu’il devait analyser ce liquide dès son retour à l’atelier. Chaque jour qui suivit, Nathanaël retourna dans les tunnels pour récolter l’exsudat et surveiller l’état du purificateur. Petit à petit, l’air souterrain devenait plus respirable. Les tunnels semblaient moins oppressants, même si le smog était encore bien présent. Mais Nathanaël n’était pas encore satisfait. Le liquide noir posait trop de questions sans réponse. Il devait comprendre exactem

ent de quoi il était composé… et surtout, ce qu’il pouvait en faire.

Il était temps de passer aux tests.

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