Elle posa un pied sur l’enceinte qui, de son micro de mauvaise qualité, commençait déjà à capter les frottements de l’air contre les cordes de la guitare électrique. En contrebas des marches sur lesquelles elle se trouvait, la foule était comble, tous poings serrés, sourires mutins sur le visage, attendant avec impatience que la jeune femme entama son appel. Les gens autour des immeubles qui grimpaient jusqu’au plafond de l’Alvéole étaient aux fenêtres, blêmes, pour la plupart. Un public à tout le moins dépareillé.
D’un mouvement de main, son médiator fit résonner les douze cordes de sa guitare. Elle abaissa et leva son bras à gestes erratiques, enchaînant la suite d’accords à une vitesse terrible entre les deux caisses de résonance que partageait l’instrument. Sa voix rauque s’éleva. Hurlant à travers son micro, s’accompagnant d’accords aux décibels ravageurs, elle baigna la foule de sa mélodie. Cette dernière répétait ses paroles lorsqu’elle marquait une pause, mains en l’air et souriant avec leur chanteuse. Quand vint le refrain, elle fut la seule à hurler à s’en exploser les poumons tandis que la guitare prenait des dimensions affolantes dans la foule… Laquelle s’égailla alors, car la guitare avait attiré l’attention de quelques soldats en ronde.
Les boucliers de fers se choquèrent aux barres de métal, aux casques grossiers et aux cris hystériques de la foule en délire. Elle vit que d’aucuns pénétraient dans les maisons et en ressortaient avec des objets de valeur, ou un enfant tenu par le col pour pouvoir le traumatiser d’un petit tour dans la foule. Les hommes étaient rués de coups et les femmes, embrassées de force. Les premiers sangs commencèrent à couler, les gardes se faisaient écharper, les rebelles décapités d’un coup de lame bien placé.
Au deuxième couplet, elle profita de l’effort moindre à fournir pour observer un peu plus en détail le spectacle qui se déroulait autour d’elle. Les rebelles tuaient sans se poser de question, par simple désir de vengeance – ou de justice, comme ils aimaient appeler cela. Elle ne saurait dire qui avait l’avantage, mais elle n’en eut cure, car le refrain revenait. Se penchant légèrement en avant, elle refit sonner sa voix du plus fort qu’elle le put, et alors, un nuage vint côtoyer la terre. Quelqu’un venait de lancer une bombe fumée dans les airs, et d’autres suivirent. Les sons obstrués par les siens, elle ne put que voir le chaos sans en prime en écouter le borborygme. Elle tapa du pied, accompagnée de sa guitare et des explosifs gazeux aux couleurs orange et bleus qui tinrent lieu de nouveau nuages dans le ciel.
Le chant s’arrêta, la guitare s’excita toute seule. Fermant les yeux, pressant l’instrument contre sa poitrine, ses courts cheveux roux se balançant au rythme de ses mouvements de tête, elle fit glisser ses doigts sur les frettes. Le monde lui devint si frais. L’air qui glissait sur sa peau, les lumières ardentes de la ruche qui la faisait cuire comme un œuf sur sa poêle. Sa voix qui hurlait, qui s’usait tant et si bien qu’elle pourrait se fissurer.
Lorsqu’elle entendit rires à côté d’elle, elle rouvrit les yeux, ébahis de voir que des enfants avaient esquivé les batailles pour venir la rejoindre sur sa butte. Certains dansaient de façon exagérée, et un autre imitait la femme en jouant d’une fausse guitare.
Cela tombait bien, le refrain reprenait. Se penchant vers l’enfant, elle lui cria à la figure, ce dernier l’imitant par des rires d’extases. Se retournant, elle mit les deux pieds sur son enceinte et n’eut que pour devise de briser l’entièreté de ses organes par les réverbérations de ses cordes vocales. Les aiguës de sa voix et leurs grésillements dus à sa puissance firent écho dans toute la cité qui s’était mise à brûler. Le feu s’était mêlé à l’or du miel, et peut-être bien que cette ruche fonderait comme tel.
Elle demeura un moment immobile, la dernière note mourant dans l’air, et sans plus d’instrument pour les escamoter, les bruits de la foule surgirent comme après que l’on en eut levé la cloche. Avec eux, des cris lui furent destinés de la part de guerriers cherchant à l’atteindre, elle, pilier de ce chaos qu’elle savait être. Étaient-ils simplement là pour obtenir d’elle un autographe ? Un recruteur fortuné se cachait dans le cortège d’énervé ? Dans le doute, il était peut-être donc tant pour elle de tirer sa révérence.
Sautant toutes les marches d’un coup en manquant de se casser la figure, sa guitare accrochée à l’épaule, elle évita la lance qui fila dans son dos, étoile filante de cuivre au tranchant aigu. Elle bondit à travers l’une des rues de la cité des murs pour se cacher et s’éclipser vers un entrelacs de couloirs tandis que les autres faisaient diversion en continuant plutôt de profaner les propriétés.
Un coude venu en travers de son chemin la mit à terre. Sonnée, sa guitare vint amortir sa chute, mais un instant, le lampadaire qui lui brilla au-dessus de la tête sonna plus fort que d’habitude… On l’attrapa par le col pour la pousser à se relever.
« C’est elle ?
— Non, elle est plus grande sa sœur.
— Merde ! Elle se cache où ? »
Elle remercia son cerveau étourdi de malgré tout comprendre assez vite la question qu’on était en train de lui poser. De fait, la réponse, elle la connaissait.
« Dans la tour…
— L’autre sœur ! On s’en fout de celle qui est dans la tour, elle se fera buter bien assez vite ! Votre repaire, il est où ?
— Je… »
Elle hésita un instant, se demandant si elle devait le dire ou non. L’instant ne fut pas du goût des gardes, car un poing partit contre son visage. Les lumières revinrent, dansantes. Le sang coula depuis son nez.
« Il est par… là… »
Elle voulut lever son bras, mais on la lâcha avec un gémissement plaintif. Des fumigènes s’ajoutèrent à la venue de plusieurs rebelles qui vinrent se confronter avec les quelques gardes tombés sur elle.
« Lucie, rentre, on s’en occupe ! »
Elle demeura interdite un moment, figée bêtement sur place au beau milieu de la scène. Elle s’essuya le nez, puis lécha le côté de sa main pour en faire disparaître tout le sang.
Gardant un visage composé, elle se dessina un passage sans plus chercher à demander son reste. Elle finit rapidement par évoluer entre les paliers d’une demeure et le silence – n’eut-été la douce clameur que l’on pouvait encore percevoir en tendant l’oreille.
Elle regagna a pas pressés leur repaire provisoire, accessible à travers un petit escalier descendant vers le sous-sol d’une propriété peu populaire et sa porte dissimulée. Avec un rythme de coups réguliers, elle indiqua sa présence à l’homme imposant qui surveillait l’entrée depuis l’autre côté du battant. Un signe de tête de l’un pour l’autre, et elle fut autorisée à se faufiler en vitesse à l’intérieur de la pièce souterraine aménagée en un bar de fortune.
« La fête est déjà finie de ton côté ? s’amusa Victor qui l’accueillit en levant son verre de vin.
— J’ai joué ma musique pour pousser les rebelles à l’attaque, Shelby et son petit groupe s’infiltrent dans la tour, mon travail à moi, c’est un morceau, argua-t-elle en s’approchant du bar.
— Ça fait court la prestation !
— Si je voyais ne serait-ce qu’un éclat d’or en paiement à mon chant, tu aurais pu te plaindre. »
Se penchant sur le bar, elle récupéra un verre et vint le remplir d’huile froide. Elle lampa le breuvage pour réchauffer ses cordes vocales rougies par son chant, poussant un soupir d’aise en reposant son verre.
« Te reste un sac de sable ? demanda-t-elle en fouillant dans les tiroirs, toujours corps penché contre le comptoir pour accéder à ce qui se trouvait dessous.
— C’est sûr que oui.
— Trouvé. »
Elle s’assit sur le bar et batailla contre le sac pour parvenir à l’ouvrir. Chose faite, elle enfouit sa main dedans et en sortit une poignée qu’elle enfourna dans sa bouche. L’huile pour refroidir ses circuits, le sable pour les faire tourner. Une bonne chose de faite, et une journée d’achevée. Victor la regarda faire, un œil fermé tandis qu’elle croquait dans son encas.
« Tu sais, depuis que la rébellion a commencé, on a interdit à l’équipe d’exploration de retourner à la surface chercher du sable.
— Pour affaiblir Ana, inféra la cadette. Mais on a de quoi tenir un petit moment, non ?
— Oui, mais pour combien de temps ?
— Maintenant qu’on a Shelby, écoute, ça devrait aller. Cette attaque est censée être la dernière. Avec son aide, on prend les points centraux du Nid, on met les Reines en joug, et bam, décisions avantageuses, traités, pardons, dédommagements, et Stèlebrune devient un lieu bon à vivre pour tous.
— Je suppose que ça ne sera pas moins simple que ça… »
Visiblement très peu convaincu, il se détourna vers le peu de gens qui étaient restés dans la base. Les plus âgés, les plus jeunes, les moins valides. Cela allait de soi, l’immense majorité des rebelles étaient en ce moment dehors à se faire écharper ou a tenté d’écharper ; n’eut été ces bambins qui avaient vu juste de la suivre pour profiter du spectacle.
« Tu sais Lucie, ça m’étonne un peu. Le sable manque, tes deux sœurs sont en grande guerre contre l’ennemi. L’une est la cheffe du mouvement, l’autre en est sa fabricante. Et pourtant, tu restes là, à flâner et à vouloir en faire le moins possible.
— Ah. Des reproches, donc. Travaille pour deux, si ça te dérange tant que ça. »
Il poussa un soupir de dépit qui ne fit qu’accentuer la moue de Lucie. Elle plongea sa main dans le sac de sable et entreprit de le fermer avec son lacet. Tout comme lorsqu’il avait fallu l’ouvrir, la tâche s’avéra plus qu’ardue.
« Ce ne sont pas de mes sœurs, dont il est question.
— Sœurs à cause desquelles je suis forcé de jouer dans cet endroit miteux, souffla-t-elle tranquillement. À cause de leur réputation, à toutes les deux, j’ai toujours été considéré comme une énième “Ardoisée”, ce ne sont pas elles qui sont refusées des conservatoires à cause de leur seul nom de famille. Autant dire que maintenant, c’est d’autant pire.
— Ce sont elles qui te permettent de vivre et qui se battent pour toi.
— Eh bien leur combat nous fait perdre du sable », répondit-elle du tac au tac. Le sac fermé, elle le rangea où elle l’avait trouvé et glissa de son siège de fortune. « La vie était meilleure quand j’étais une Ardoisée banale qui essayait de vivre de la photographie et de la musique, encore que même ça, elles s’arrangeaient pour m’en empêcher, du coup.
— C’est très égoïste, tu le sais ça. Même me concernant, je t’héberge, et pourtant, tu ne veux rien faire.
— Cette musique n’était-elle pas suffisante ?
— Tu n’as fait que jouer, se moqua Victor.
— Très bien ! Je ne le ferai plus. S’il faut payer un loyer, j’irai me rendre. Comme je ne compte pas me faire torturer, je livrerai chaque information qu’on me demandera, en tout cas.
— Lucie, arrête de bouder. Je te parle sérieusement. »
Sans daigner répondre, elle s’éloigna au fond de la pièce et ouvrit la porte qui lui tomba sous la main. Leur cachette n’était pas bien grande, aussi Victor n’aurait-il qu’à la suivre à travers un ridicule espace pour pouvoir poursuivre son harcèlement, mais elle se doutait qu’il ne le ferait pas. Après tout, il y avait un autre bourreau pour le remplacer entre ces quatre murs.
« Ah ? T’es là, toi ? Ça fait genre quinze minutes, même pas ! Ça se passe, là-bas ? ‘Sont pas tous en train de crever la gueule ouverte, j’espère ?
— Ahh… Eh bien, si. Nos alliés meurent, des ennemis aussi. Que veux-tu que je te dise ?
— Oh là là, c’est pas ma faute si t’es de mauvaise humeur, garde tes rougeurs pour toi.
— Je n’ai pas de chambre jusqu’à ce soir. Si ça ne tenait qu’à moi, j’y serais pour me plaindre seule. »
Rose eut un rire et un mouvement de poignet que suivit le tournevis qu’elle tenait entre les doigts. Saisissant alors un objet sur sa table, elle se tourna et le jeta en parabole vers Lucie qui manqua de le laisser tomber. Tandis que sa sœur se reprenait en sa tâche, l’aînée observa le cube qu’elle avait dans les mains, et avec un air de sérieux, entreprit de faire glisser les lignes et les colonnes pour assembler les couleurs. Argent, cuivre, bronze, or, ébène et marbre. Tout autant de carrés mélangés qu’il fallait assembler en une face unie.
À l’apparition de voix dans la salle commune, Lucie bataillait encore contre le cube. Capable de faire une face en quinze secondes, là était son plafond de verre.
« Les premiers commencent déjà à rentrer, commenta-t-elle sans lever le visage de son puzzle.
— Les premiers… Les plus flemmards, corrigea Rose. Ça dure genre plus longtemps, une bataille.
— Les combats ne durent pas tous une heure. C’est souvent mauvais signe pour l’un des partis, mais ce n’est pas la question. »
Les voix s’ajoutèrent peu à peu. Certains vinrent ouvrir la porte pour échanger quelques mots avec Rose, en profitant pour féliciter Lucie pour sa participation – chose que Victor était manifestement incapable de faire de son côté. Et puis toujours un peu plus, les voix gagnèrent le repaire, devenant une vaste rumeur étouffée de l’autre côté de la porte.
Ce fut Anastasia, qui finit par leur apparaître, fermant derrière elle avec son dos pour s’appuyer contre le battant en un soupir rauque.
La première chose que remarqua Lucie, ce fut que le manteau de sa sœur avait gagné quelques nouvelles décorations tintinnabulantes. Entre les yeux écarlates, les doigts à griffe, les organes et les câbles, elle avait ajouté quelques éléments à sa collection d’outils sans-corps. La seconde, c’était que son bras gauche fumait un nuage de ténèbre depuis le dessous de sa manche.
« Tu es là, Lucie ? s’étonna la grande sœur.
— Il faut croire. »
L’aînée demeura silencieuse un instant, délaissant finalement de la puînée à la faveur de la benjamine. « Bon, Rose, pas mal, tes pistolets, mais ils ont tendance à se bloquer. Il va falloir gérer ça. Et mon bras surchauffe un peu, mais… T’as pas fait semblant. J’ai arraché une tête d’un coup de poing.
— Ah… Casse burne, ça – le pistolet, pas la tête, heh. Files-en-moi un que vous auriez pas mal utilisé. Ce sera plus simple pour voir les blocages.
— Oui. Je te fais ça dès que j’en ai terminé avec nos discussions. On doit migrer vers l’abri suivant dans quinze minutes.
— Quinze !? se récria la plus petite. Je dois genre tout ranger, quoi ? Comment ça quinze ?
— Ça ne s’est pas excessivement bien passé. Shelby n’a pas pu atteindre les Reines, et Katalysa est sur nos traces.
— Ahhh ? Vous avez préparé la bataille pendant mille ans, tout ça pour ça ?!
— Tout ça pour ça », confirma amèrement Anastasia. Elle fit passer sa main sur la manche de son manteau, révélant parfois un bras couleur bleu turquoise quand le pan glissait le long du membre. Elle prit une profonde inspiration et souffla à l’adresse du plafond.
« On a été accueilli par des sans-corps que je n’avais jamais vu avant. Ils usaient de leurs cheveux pour nous capturer et nous étrangler, et nous… manger pour aspirer notre sang. On a dû fuir…
— Ouah… » Rose détourna un instant le regard. « D’ac, j’ai compris. »
Elle se leva et fit glisser sur le sol trois épaisses mallettes qu’elle ouvrit de coup de pieds, rien moins que motivée. « Si elle se pointe, cette méduse de merde, crois-moi que mon pistolet se bloquera pas pour elle. »
Lucie prit à son tour possession de ses affaires, représentées en tout et pour tout d’une guitare et sa sangle et d’une enceinte qu’elle devrait tenir à la main. Quelques petits sachets de sable avaient été fourrés dans ses poches au cas où l’envie de manger se ferait sentir, et en queue de fil, marchant aux côtés de sa petite sœur et entre une poignée de rebelle, elle traversa les rues de l’Alvéole de fer pour le prochain abri.
Forcés de se séparer en petit groupe pour ne pas se faire repérer, ils faisaient de régulières pauses et observations pour s’assurer que rien ne se profilait pour les accueillir en bas d’une rue avant de descendre les marches, ou à l’angle d’une autre avant de l’emprunter.
« Faudrait p’t’être qu’on quitte la ville, au bout d’un moment », se plaignit Rose en agitant son tournevis. Une petite sphère dans les mains, elle continuait sa tâche de construction tout en marchant. « D’ac, c’est plus simple pour attaquer, et c’est genre vraiment grand, l’Alvéole, c’est sûr… Mais au bout d’un moment faut pas se foutre de la gueule du monde.
— Si on les énerve trop, ils finiront par trop se motiver à vouloir nous capturer plutôt que de parlementer, abonda Lucie.
— Puis surtout, on a genre plus besoin de rester ici. On est plus obligés d’attaquer tous les jours, quoi. Et on a bien assez d’alliés comme ça, on va pas s’amuser à essayer de mettre toute la ville avec nous, rit-elle. Franchement, pas comme si Shelby avait pas aidé. On a carrément des sans-corps avec nous !
— Certes. »
Leur nombre avait effectivement fait un bond avec l’arrivée de la Lanterne. Une Reine qui prenait si fortement parti, ça ne pouvait pas laisser indifférent. Si certains s’étaient servis de l’argument pour mépriser le sans-corps sans donner plus de crédit que cela aux rebelles, beaucoup, au versant, s’étaient mis en tête que, peut-être, leur cause était la bonne.
Tant mieux pour Ana, fut la seule et froide pensée qui vint à son esprit.
Au signal de la voie libre, ils poursuivirent leur route à travers l’inextricable réseau de rues, ruelles, avenues et places de la cité. Pour éviter de pouvoir torturer tout et n’importe qui, seules quelques têtes bien choisies étaient au fait de l’emplacement de leur prochaine base. De par son jeune âge et de par son caractère, ni Rose ni Lucie faisaient partie de la liste. Impossible, donc, de deviner combien de temps durerait leur petite promenade discrète.
« Oh ! On devrait aller par l’ouest. Vers le Bord noir, quoi. On pourrait y être trèèèès bien cachés.
— Encore faut-il pouvoir y entrer, dans le Bord noir. Non, disons même : survivre à la route, s’y retrouver, entrer dans la cité, et enfin, y rester, énuméra-t-elle d’un ton pincé. Quatre étapes que je trouve bien assez difficiles comme ça, si tu veux tout savoir.
— C’quoi ce pessimiiiiisme, fit mine de râler Rose d’une voix rauque et exagérée.
— On ne va pas déplacer deux cents personnes vers le coin le plus dangereux du continent parce que tu trouves ça classe !
— Écoute, faut qu’on trouve un endroit où se cacher ; si on n’a pas d’autres choix, tu sais quoi ? bah on n’a pas d’autres choix ! Parce que ce qui est sûr, c’est qu’on peut peut pas rester ici ! »
Lucie détourna le regard d’une moue agacée de sa sœur en ouvrant la bouche, mais en fut quitte pour sursauter sans qu’aucun autre son que la détonation qui fusa dans l’air ne se fit jour. Devant eux, l’un des rebelles qui marchait à leur côté s’écroula en avant, une tache bleue venant se répandre sur le sol dallé de beige.
« Commentaire pertinent. M-Même m-moi, je dois en convenir. Vous commencez à être trop nombreux pour pouvoir arpenter cette ville en toute impunité. La chaleur résiduelle de trop d’âmes imprègne certaines rues à votre passage. Résumons en toute simplicité : trop nombreux, pour vivre auprès d’une traqueuse. »
De la musique sortant du corps, un œil blasé en guise de phare implacable, le corps flottant de Katalysa descendit doucement vers le petit groupe de fuyards. Elle se tourna vers le revolver qu’elle tenait entre un tentacule.
« Encore du m-mal à comprendre comment ça m-marche… M-Mais ça m-marche. Je suis bonne poire, j’vais vous donner un conseil, tâchez de retenir la leçon, pour les prochaines fois. Si vous créez des armes inédites, essayez de ne pas oublier qu’en tuer un détenteur, c’est pouvoir la voler. Foutez-y des explosifs, la prochaine fois, un truc du genre. »
Elle le fit tourner dans les airs avant de le rattraper. « Enfin, m-maintenant que je suis là, autant utiliser les anciennes m-méthodes. »
Et sur ces mots, ses pinces claquèrent tandis que son œil se plissait en un sourire pour accompagner sa musique électronique. Les rebelles qui en possédaient sortir leurs armes, ceux qui n’en avaient pas restèrent sur leur garde, Rose elle-même récupérant un certain nombre de ses bibelots depuis l’intérieur de son manteau.
« Bien, je ne veux pas que les chevaliers m-me rattrapent et me volent m-mon plaisir, alors on va aller vite. Première question : Où est Shelby ?
— Pas ici, répondit Lucie du tac au tac.
— Ouais, z’êtes p’t’être venu trop tard, j’dois dire, renchérit Rose d’un ton plein d’insolence.
— J’aurais préféré que vous m-me m-mentiez… Tant pis. Deuxième question : qui est Anastasia, qui est Lucie, qui est Rose ? Bon déjà, je ne reconnais aucune Anastasia dans le lot. Elle au m-moins, je sais à quoi m-m’en tenir s’agissant de son innomable visage.
— Ohhh ? Qui sait ? minauda Rose. Peut-être que c’est moi ? Peut-être que c’est elle ?
— Ouais bon bah j’tabasse les deux alors, p’tite conne », répliqua Katalysa qui n’avait visiblement pas apprécié la badinerie contenue dans la voix de la jeune sœur.
Cette dernière éclata alors de rire en l’entendant dire, réaction que Lucie ne partagea pas franchement. Les mains sclérosées contre les pans de son manteau, elle entrouvrit la bouche.
« C’est moi… »
Les deux autres filles se tournèrent vers elle de concert.
« Lucie Ardoisée, c’est moi.
— Ah… Dans ce cas, tu es parfaitement inutile. Ceci dit, pour ce que je vais faire, il faudra quand-m-même te tuer », expliqua-t-elle en levant deux tentacules à hauteur de corps.
Lucie blêmit et sentit son cœur diffuser pour battement une vague de givre dans chacune des ramifications de sa moelle épinière.
« Nan parce que les autres vont pas être d’accord, m-mais la famille Ardoisée m-me gave royalement. Et comme je dois absolument garder la cheffe de tout ce bordel en vie, je veux au m-moins m-me venger sur la petite. Doonc, si je m-me venge sur la petite, vaut m-mieux aussi éteindre les capteurs de la grande. T’vois la logique ? » Elle plissa l’œil, perplexe. « Pas m-moi. J’crois que j’veux juste taper sur plein de gens. ‘Me cassez trop les couilles. Ça lui fera les pieds, à votre sœur, tiens.
— Je n’ai jamais… pris part à quoi que ce soit, moi… Je l’ai jamais voulu, en tout cas…
— C’est vrai que j’ai de la Rose et de l’Anastasia à ne plus savoir quoi en faire, m-mais pas de Lucie… Bahhh, tu vas payer les pots cassés. C’est un peu comme ça que ça m-marche, nan ? » Elle se retourna et s’agita. « Les chevaliers arrivent…
— Je me rends ! s’écria Lucie, une main sur la poitrine. En échange de mes informations, je vous en prie, laissez-moi la vie sauve. Je veux être laissée en dehors de tout ça… Une bonne fois pour toutes, je veux qu’on me laisse tranquille…
— Fallait y réfléchir avant. »
Katalysa fonça en avant, et Rose eut le réflexe de sortir son revolver. Elle ne mentit pas, pour la traqueuse, son arme s’avéra affamée de sang et de vie. La balle fusa comme un météore dans la voute céleste, mais d’une glissade aussi fluide que celle d’un voilier dans l’eau, Katalysa fit partir la balle sur le sol. Élégamment, tranquillement, aussi joliment qu’une méduse, elle fit battre ses tentacules en l’air jusqu’à Rose. L’une d’entre elle perça aussitôt sa poitrine, immobilisant l’adolescente avec un gémissement étouffé.
Les yeux de Rose s’agrandirent, quelques taches de sang vinrent décorer son manteau lorsqu’elle en vomit une salve. Dans sa vision qui se brouillait en un nuage flou, Lucie vit Katalysa se prendre d’un mouvement de recul.
« Pourquoi ça te fait m-marrer ? »
Rose répondit en saisissant le tentacule enfoncé dans sa poitrine, dardant à la sans-corps un prodigieux sourire.
« Parce que j’ai bien aimé ton conseil de tout à l’heure. J’ai pas pensé à mettre d’explosif dans mes pistolets, c’est pas faute d’en avoir mis ailleurs ! »
Katalysa poussa un cri étouffé, et des bruits de rouages se firent entendre partout dans le corps de Rose. Quelqu’un saisit Lucie pour la porter et l’éloigner de sa sœur, car il ne fallut pas plus de quelques secondes pour que le corps de la jeune fille explosa en un écran de poudre d’un rose aussi magnifique que celle qui en portait le nom. Fumée couleur saumon et morceaux de corps, de sang, mais aussi d’épines, volèrent en éclat dans toutes les directions. L’une vint se planter dans l’épaule de Lucie qui avait oublié comment l’on était censé faire, pour s’en inquiéter.
Elle se laissa emmener à travers les rues de la ville tandis que la musique de Katalysa émettait des boucles de cassette rayée.
En un battement de cil, elle se trouva sur un matelas, Anastasia accroupie devant elle.
« Lucie, tu vas bien ? » articula-t-elle lentement.
L’intéressée fit promener son regard autour d’elle. Un autre entrepôt, où elle reposait seule. De l’autre côté de la porte, elle entendait des voix. Venait-elle de remonter dans le temps avant le départ ? Si tel était le cas…
« Les autres m’ont raconté ce qu’il s’est passé. »
Lucie elle, aurait bien voulu le savoir. Il y avait eu un saut, entre l’explosion et maintenant. Assurément, elle était remontée quelque part. Pas trop loin dans le temps, elle l’espérait, car son dernier morceau serait à réécrire au propre, sinon…
Ce qu’il s’est passé…
Rose s’était fait exploser pour empêcher Katalysa de mettre la main sur elle. Un rebelle l’avait transporté, elle, à travers rues et ruelles. Personne n’avait suivi, mais l’un d’entre eux était tombé, une épine enfoncée dans la hanche. On l’avait laissé sur place. Ils avaient rencontré un duo de soldats, probablement alertés par l’explosion. Celui qui la portait l’avait lâché, avait perdu un bras, mais au bout du compte, ce fut la seule perte, car tous ensemble, ils avaient tranché le torse des deux ennemis. L’on avait récupéré Lucie, et l’on avait fui au petit bonheur la chance jusqu’à croiser le groupe qui les avait précédés. De là, plus vraiment de discrétion, juste une course folle, tant que la traqueuse était indisposée.
Et puis, cette pièce attenante, et ce matelas sur laquelle on l’avait fait s’asseoir. Tout bien réfléchi, le temps n’était peut-être pas remonté.
« Ana… Rose…
— Oui. Oui, je sais. Tu as mal quelque part ? »
Lucie secoua la tête. Satisfaite, l’aînée se releva en tournant les talons vers la porte d’entrée.
« Ana… Rose… Tu…
— Repose-toi, Lulu, ça va aller. » Elle tourna légèrement son visage vers elle pour lui adresser un regard en coin. « Nous sommes encore et toujours la justice de Stèlebrune. Ce crime ne sera pas impuni. »
Elle marqua une pause, mais ne quitta pas la pièce, considérant le sol un moment, lèvres pincées et œil aigu de vautour offert ce qui devait se trouver devant elle ; une chose que Lucie était fort en peine de deviner, fatiguée qu’elle était.
« Nous quittons l’Alvéole de fer. Mais nous le ferons bien. Lucie, lorsque tu seras en forme, j’aurais besoin que tu m’apprennes comment brancher un micro à une enceinte. Mais nous n’allons pas prendre la tienne. »
La concernée leva un regard curieux vers sa grande sœur, mais cette fois, Anastasia s’en alla en refermant tout en douceur la porte dans son dos.