Interlude 2 -- Sommeil et Vengeance

Par Capella

Si la plupart du temps, grimper les étages signifiait s’approcher des paliers de vie, certaines rues glissaient le long des murs intérieurs de la cité pour offrir au public non pas de quoi rentrer chez lui, mais une somptueuse vue à partager. De quoi agrémenter les discussions de hauteur, les rendez-vous de romantisme, les entrevues de majesté.

À condition seulement que l’Alvéole eût été une ville un tant soit peu jolie à contempler.

Depuis la fenêtre, rien que la vue de cette cité circulaire qui grignotait les bords de la grotte pour laisser en son centre s’écouler une mélasse rappelant le miel. Un morceau de plafond était justement tombé dedans, il y avait de cela deux heures, permettant au sol de remplir son rôle en amortissant la chute, tandis qu’au plafond, le fabricant de miel recollait les morceaux sans franchement se presser.

« Dis-moi, Ambre, dois-je mal le prendre ? Que ce soit toi qui viennes, et non le pape est-il un motif d’insulte à mon égard ? »

De tout ce qu’il y avait à regarder, ce fut le papillon, qu’Anastasia fit apparaître par un passage de sa main contre le nuage de fumée qui s’était dégagé de ses lèvres, qui fut le plus beau des spectacles.

« Pas pour moi, répondit Ambre en retournant à l’observation de la fenêtre, le papillon ayant disparu contre elle. Si j’avais vraiment voulu me moquer, j’aurais sans doute mis un épouvantail avec des cheveux bouclés sur le lieu de rendez-vous.

— Tu lui aurais accroché un coussin de velours autour du cou, quitte à pousser le vice plus loin encore ? minauda-t-elle.

— De tout ce qui s’est passé dernièrement, c’est ça, que tu retiens ?

— Je dois dire que c’est franchement le plus ahurissant des dernières semaines. » Elle enfourna la pipe dans sa bouche et doucement, y souffla de lents volutes de fumée. Ambre ne put s’empêcher d’y toucher, mais elle n’y avait insufflé aucune forme, cette fois-ci. « Des fois, j’y repense, et ça me fait un peu rire. Petite incarnation du sommeil que tu es.

— Pourtant je ne dors pas tant, argua-t-il.

— Non, mais tu le fais bien.

— Je le fais bien. » Il répéta ces mots avec une lenteur amusée, un sourire cynique sur le visage. Apprendre qu’il dormait comme personne, voilà une information qui aurait de quoi le ravir. Voilà pourquoi il avait tant et si bien raté les négociations auprès des Corail, finalement !

Il se tourna brusquement à l’approche d’un couple qui marchait dans le parc. Leur regard tomba sur la chevelure d’Anastasia, l’air de se demander si le dos de cette femme était bien celui qu’ils connaissaient. Ambre ouvrit la bouche pour revenir au sujet important, de peur que le temps leur fit défaut, mais Anastasia eut la primauté.

« J’ai tant de mal à imaginer que tu puisses ne pas avoir de petite amie encore. Tu as ça de terrible que tu es câlin comme un bébé. Un coussin merveilleux, mais tellement en quête d’attention.

— Je ne m’attendais pas à ce qu’on aille autant dans le personnel…

— Quand nous avions le malheur de nous rendre chez les Corail en même temps, et que j’avais celui de te montrer un peu d’affection, je me retrouvais à devoir accueillir un petit enfant dans mon lit en quête d’une mère en lieu et place de Plume qui devait prendre son mal en patience. »

Se le remettre en mémoire lui tira un rire d’entre ses lèvres qui s’échappa en quelques bouffées couleur sable. Ambre se gratta la tempe d’une grimace.

« Je ne m’en souviens plus… Enfin… Plus trop.

— Moi, encore. Il faut dire que Mélinoé n’était pas la plus câline qui fût. J’étais sûrement ton seul espoir à cet égard.

— Je… suis bien d’accord. »

L’air fut de quiétude et de bruissements. Les voix des visiteurs, ceux des rebelles à la solde d’Anastasia qui s’assuraient que toujours, la voie était libre. Même eux, qui parlaient d’un ton tranquille, rendait l’atmosphère apaisante ; non moins que l’aurait été une berceuse.

« Anastasia, tu ne veux pas arrêter ? Je n’étais pas proche de Lucie – oh, ça fait bien quatre ans que je ne l’ai pas vue… – mais la connaissant, elle doit brûler que tout prenne fin. Bon, pour Rose, je ne peux pas en dire autant, pour ce que j’en sais… Eh bien, au bout du compte, moi avec Méli, toi avec Plume, notre point commun que sont les Corail fait que c’est toi, que je connais le plus… » Il eut un petit rire qui n’eut pas beaucoup de joie dans l’âme. « Je m’égare, désolé. J’aimerais juste te prier de mettre fin à cette rébellion, et, si possible, tenter de parlementer.

— Plus de retour en arrière, après ce qu’on a fait, répondit-elle vivement. Je suis navrée, Ambre, mais abandonner, c’est faire preuve de faiblesse. Pour ceux qui réclament justice, la faiblesse ne nous apporterait rien. Le mépris du peuple, celui des dirigeants, et au final, on trouverait légitime de nous flouer, de nous flouer alors que notre dos serait tourné à l’ennemi. Je préfère être franche, Ambre, mais tu ne pourras pas me convaincre. Que tu parles de mes sœurs ou de Plume, cela ne changera rien. Que tu me menaces, même, mon regard ne se fera pas plus effrayé. Je t’épargne de la salive, viens-en à cette conclusion dès à présent. »

Il garda le silence, regard en coin braqué sur la femme qui, elle, préférait fixer l’horizon. Il aurait donc pris la peine d’obtenir cette entrevue avec elle pour une tirade de prière, et le rideau se baissait aussitôt ?

Si c’est pour que ça finisse comme chez les Corail…

Il baissa le regard et soupira à l’adresse de l’herbe synthétique. Un coup de vent infiltré dans la grotte vint faire battre un petit instant sa tignasse que les lumières dorées rendaient de cuivre.

« Les Corail sont-ils si malheureux que tu as besoin de tuer tant de gens pour eux ? souffla-t-il.

— C’est encore pire qu’ils ne le soient plus. »

Il ferma les yeux et releva le visage vers la fenêtre. De nouveau, ils se retrouvèrent côte à côte, observant la même direction.

« Si les sans-corps sont vraiment d’invention filaire, je regrette qu’on ait eu l’idée de leur donner des émotions.

— Tu le penses sincèrement ? C’est un commentaire cruel, pour un membre de l’Église, tu le sais, ça ?

— Avec elles sont venus l’orgueil et l’estime de soi. Les sans-corps créent beaucoup de joie, mais si on tente de s’en prendre à eux, ils répliquent. On les a faits à notre image, et ça n’est pas pour raccourcir toute cette situation…

— Oh. Je vois. » Bouffée de pipe de sa part. « Un commentaire plutôt mature. Le petit Ambre a bien changé.

— Tu parles. C’est du pape, tout ça.

— Si tu le répètes, c’est que ces mots t’ont touché, alors. Que tu les as compris. »

Il inclina la tête de côté. Compris, sans doute, oui. Dommage seulement qu’il ne s’était pas agi d’une clé, d’une carte maîtresse qui lui aurait offert le savoir de tout régler en quelques mots sur un plateau doré. Non, cette petite envolée philosophique n’était que la conclusion mise sous forme d’anecdote que toute cette rébellion serait sans fin.

Il ferma les yeux pour s’imprégner un peu du vent qui soufflait en écoutant la femme lui répondre :

« Ce que tu viens de dire, je l’avais compris aussi, mon cher. Les sans-corps ont autant de rires et de peines que nous. C’est pour ça que je les traite comme des égaux. Et contre des égaux, nous sommes obligés de jouer sérieusement.

— Est-ce une façon de justifier le meurtre de Camillïte ? » Anastasia ne se détourna pas du paysage, mais voir son visage sérieux de profil fit battre son cœur plus vite. « Pardon, ce n’était pas une façon de te mettre devant ta faute, mais…

— Mais tu as raison, entre autres choses, répliqua-t-elle. Si les sans-corps n’avaient été que des esclaves à peine conscient, les humilier aurait amplement suffi. Montrer à tous qu’ils étaient dignes de rires et de moqueries, et personne ne les aurait soutenus. Or, ils pensent. La mort est aussi forte pour nous que pour eux. Les actes ont le même poids, le même message. Cette mort les a redescendus à notre niveau, dans tous les sens possibles et imaginables. Ils sont devenus nos égaux, et la bataille est devenue équilibrée entre les deux compétiteurs. » Elle agita sa pipe vers Ambre. « Voilà tout. »

Le vent ne lui faisait désormais plus autant de bien. Le garçon eut beau fermer les yeux, apprécier la caresse sur sa peau, ce n’était bien que du vent, au bout du compte, qui lui cinglait les joues. Il cessa brusquement de souffler, comme disparu, attrapé dans la main d’un malandrin qui serait passé par là.

« Ambre, ça ne te dirait pas de nous rejoindre ? »

Il remarqua qu’Anastasia s’était tournée vers lui que quand il la considéra avec surprise pour cette demande qui en méritait son content. Non, pas de la surprise, la grimace qu’il arborait n’en était pas un tant soit peu composé.

« Avec l’Église, d’autres gens seraient de notre côté. Ou du moins, ce serait un nom de plus pour souligner notre nombre. L’on finirait par en finir. Vite. Comme tu le souhaites. »

Plissant les yeux, il refusa de soutenir son regard pour observer plutôt celui de la ville. Cet argument, il avait l’impression de l’avoir déjà entendu quelque part…

« Oui, mais je veux en finir vite à ma manière. »

Il eut un vif regard en arrière en entendant venir un groupe d’amis qui les ignora complètement, sur leur petite butte en pierre.

« L’Église veut la paix, pas la victoire, reprit-il en se détournant du groupe. On ne veut pas des morts “nécessaires”. Ceux des soldats que vous allez attaquer. Ceux des rebelles qui subiront la contre-attaque. Ceux des sans-corps qui deviendront victimes de votre vengeance. Ceux de tes hommes qui tomberont sous la colère des premiers. Nous allons cibler les points cruciaux qui feront tout s’effondrer d’un coup, frapper les racines pour que l’arbre cesse de perdre ses feuilles. »

La seule chose qu’eut à répondre Anastasia, ce fut une interjection moqueuse à son égard. Elle ne lui laissa même pas le temps de croire qu’elle allait réfléchir à sa déclaration pleine de conviction. Non, la réaction était visiblement venue du cœur. Ambre lui renvoya une grimace désabusée, un poing sur la hanche, l’autre tenant son sceptre.

« Pourquoi pas moi, puisque je suis là ? À moins que je surestime ma valeur en tant que pion ? Mais la cheffe des rebelles, n’est-ce pas un joli trophée ? Plume serait plutôt de cet avis, en tout cas.

— Heh, oui, tu en serais même l’un des meilleurs. Mais, si on te capture, on ne pourrait pas te livrer aux sans-corps, Katalysa risquerait de t’écharper vivante. Alors l’église, hein ! dédaigna-t-il d’un mouvement de bras. Si tes hommes attaquent pour te reprendre, on pourrait jouer de la vie de l’otage, mais à l’inverse, les sans-corps en auraient rien à fiche, et puis les rebelles finiraient par comprendre qu’on te veut vivante, donc le couteau sous ta gorge finirait par faire très pâle figure. »

Elle acquiesça, sincèrement intriguée par ce qu’il lui racontait. À croire qu’ils étaient là en tant que joueurs venant s’affronter en un duel sportif. Un rude combat en perspective, nul doute ! mais pour ce qui était des enjeux… Une médaille, au mieux. Chacun pouvait garder sa stratégie pour soi, mais en parler, quand on s’appréciait, ça ne rendait pas le match que plus piquant ?

À force de contempler le visage de cette fameuse cheffe des rebelles, les épaules d’Ambre se relâchèrent. Qu’est-ce qu’il lui brûlait de se coller à sa poitrine en quête d’une étreinte. Visiblement, son cœur d’enfant ne l’avait pas oublié, à défaut de sa mémoire.

« Nous allons devoir agir méthodiquement, reprit-il à la place. Prendre notre temps, sans trop vous en laisser, au risque que vous vous entretuiez tous et que Stèlebrune ne tombe. Si jamais tu venais à te croire en peine en tant que cheffe des rebelles, penses donc à nous, tu vas vite relativiser. »

L’expression moqueuse fut cette fois un peu plus douce. Ambre rêvait de s’appuyer sur une canne plus grande que la sienne et se laisser choir contre elle, yeux fermés, pour profiter un instant des sons ambiants d’une fin d’après-midi en ce parc bucolique. Il en fut quitte pour supporter ses jambes d’un rictus cynique.

Et balayant tout ce qui se trouvait dans son crâne, une main s’y posa. Il fit doucement glisser ses prunelles brunes vers celles, noisette, d’Anastasia.

« J’espère que tu y parviendras, Ambre. Je l’espère vraiment. »

Il leva les yeux au ciel, une ridule au coin des lèvres.

« Ouais, tu le penses à moitié.

— À moitié », affirma-t-elle d’un sourire.

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