Chapitre 14 -- Larmes désagréables

Par Capella

Toutes ses erreurs lui retombaient sur la tête d’une insolente manière. Oui. Insolente. Comment ce monde s’arrogeait-il le droit d’être si ironiquement chiant ? Qui cela faisait foutrement rire ? Pas elle, pas ses soldats, et pas ces putain de gosses qui geignaient devant elle comme si on était en train de les torturer. Pourquoi les enfants de bas-âge étaient-ils si demeurés ? Pourquoi l’Alvéole était-elle si demeurée ?!

« Bon, les filles, c’est pas comme ça que ça marche », souffla calmement Katalysa. Calme, elle était à peu près sûre de ne pas l’être, aussi était-ce sans doute la résignation qui lui faisait parler avec le ton d’un professeur de philosophie face à des étudiants trop peu appliqués. Si peu, appliqués. « Vous êtes des… putes. Excusez-m-moi du termes, m-mais au bout d’un m-moment, j’ai pas d’autres m-mots. Vous pouvez pas revendiquer des gosses de haute noblesse et croire que ça va vous tirer d’un m-mauvais pas. Si on vous rachète pas, vous vous démerdez toutes seules. »

Alors elles y allèrent de leur protestation, exhibant les enfants, pointant du doigt les soldats en armure grises qui accompagnaient la Reine. Leur flot de babillages n’avait plus qu’un goût de brouhaha incompréhensible à ses oreilles… Ou pas. Quelle idée, d’être née traqueuse. Ceci étant, elle pouvait très bien faire semblant qu’elle ne comprenait rien, elles n’étaient pas assez éduquées pour voir l’entourloupe.

« Fermez vos putain de gueule !! »

Katalysa émit un sifflement appréciateur en se tournant vers la femme qui s’approcha en cliquetis de fer vers les catins. Elle en pointait une du doigt ; c’étaient toutes les autres qui gardaient les poumons fermés.

« Qu’est-ce qu’on en a à foutre de la vie de vos gosses. Qu’ils viennent de soldats, de chevaliers framboises, de Reine ou d’anciens êtres humains, si vous voulez pas vous en occuper, laissez-les crever.

— Dis bien, abonda Katalysa en fermant l’œil.

— Si ça vous fait chier de pouvoir tomber enceinte, changez de carrière, si ça peut vous faire arrêter de chialer. C’est à ça qu’il sert, ce putain d’établissement, vous rendre grosse pour le plaisir des autres. »

Katalysa souffla de ses capteurs. Comme elle y allait !

Soufflés par la mise en garde d’une soldate, en face, on garda les lèvres pincées et les yeux peu assurés. L’on obligea par ce silence un petit homme qui compensait sa stature par un haut-de-forme outrancier à venir se faire une place comme un pingouin voudrait se glisser aux premiers rangs.

« Allons, mademoiselle la Reine, ne vous en prenez pas ainsi à mes femmes, fit-il d’une voix mielleuse, un rien de sueur dans la voix. Comprenez-les, elles ont tant d’enfants dont il faut s’occuper, et aucunement le temps pour cela.

— Bah, qu’elles s’en occupent pas, alors, lâcha la méduse.

— Comprenez, comprenez… Elles ont aussi un cœur. Faire tuer un enfant ne les enchante que très peu, et je peux tout à fait les comprendre. Et puis, quelle image cela donnerait de vos soldats. Vous savez comme sont les gens. Cruels. Très cruels, oh oui, cruels. Si l’on abandonne les enfants sur la route, ce seront vos hommes, qui seront accusés de forniquer avec les catins avant d’en laisser le fruit à la mort, pas mes femmes.

— Ho ! Ho ho ! Hohohoho ! M-Monsieur Quirrel, très amusant ! »

Elle leva un tentacule pour dissuader la soldate au sang chaud de venir en ajouter. Pas tout de suite.

« La question que je m-me pose, c’est pourquoi tenir une telle enseigne si c’est pour le regretter. »

Quirrel enleva son chapeau pour se passer une main dans les cheveux. Décidément, le couvre-chef était bien trois-quarts de l’échelle.

« Y a-t-il d’autres choix ? Ces femmes sont nées sous une mauvaise étoile. Impossible pour elle de vivre sans fonds, et impossible d’être recrutées en raison de leur naissance ou de leur absence d’éducation… Triste sort, oui, triste. » Katalysa eut un sourire, l’invitant à poursuivre, très divertie, peu s’en fallait. « Sinon cela, alors la mort. Hors même cette solution finale que je leur propose les mets en difficulté. J’entends bien que vous avez tant de choses autrement plus importantes à faire, mais aidez de simples femmes à savoir qu’on ne tuera point un être si frêle par la faute à pas de chance…

— C’est qu’maintenat que ça vous intéresse, tiens, lâcha la soldate. Mademoiselle Katalysa, ça fait bien plusieurs siècles que leur enseigne existe, vous laissez pas berner.

— Je ne m-me laisserai donc pas berner, demoiselle, m-merci pour ça, fit-elle avec un rire, gardant l’œil rivé sur le petit gobelin qui jouait à un jeu fort amusant. Oui. Plusieurs siècles. Vraiment étonnant. Comme si une certaine idéologie rebelle auriez-pu vous faire brusquement donner l’envie d’être m-menaçants.

— Loin de moi l’idée de l’être. »

Une petite gêne et un sourire nerveux, mais, d’autant plus agaçants qu’ils étaient feints. Quel bel acteur que ce farfadet, même pour une traqueuse, la prouesse méritait louanges.

Je n’aurais rien de sa bouche sans tortures. Encore qu’il doit avoir prévu des mensonges à cet effet… Et surtout des plans de secours. Anastasia Ardoisée est trop horripilante pour laisser ses pions jouer à leur jeu tout seuls.

« Bien, le cas de vos catins m-m’a profondément touché, l’ami. Nous allons leur offrir de quoi palier à leur petit… souci. Voyons… Je n’ai pas de quoi noter, alors il va falloir écouter, vous autres, fit-elle en s’adressant à ses troupes. Nous allons ordonner aux scientifiques disponibles de s’occuper de fabriquer un breuvage qui tuera les prémices de l’enfant avant qu’il ne se développe trop dans le ventre, vous voyez le délire ?

— Les humains avaient ça, commenta un soldat.

— C’est p’t’être pour ça que j’ai eu l’idée, tête de nœud ! J’suis intelligente, m-mais tout de m-même… M-M’enfin, entre humains et filaires, il y a un saut. M-Mais il sera prêt dès ce soir.

— Ce soir ? » Jouait-il encore la comédie, ou Quirrel était-il sincèrement nerveux de l’apprendre.

Nerveux d’apprendre que le problème qui aurait dû épuiser le crâne flottant de Katalysa au long cours ne prît qu’une soirée ? Oui, elle était du genre expéditive, cela faisait son charme.

« Excusez-moi, mademoiselle la Reine, mais, un tel breuvage peut-il être prêt en une soirée ? La santé de mes femmes ne sera-t-elle pas compromise ? »

Oups, j’ai été cruel de le rabaisser à un joueur de notre grande partie. Ce n’est qu’un gentil bout d’gars, finalement.

Elle envoya un tentacule d’un geste désinvolte.

« M-Mes scientifiques sont doués. Et de toute façon… Elles voudront prendre ce sacrifice, non ? » Son œil se plissa de mutinerie. « J’ai un respect viscéral pour les m-mères. La protection est comme innée chez elle, non ? Voyez, comme elles prendraient le risque d’un breuvage à ses débuts pour éviter d’avoir à faire du m-mal à de pauvres âmes sans défense ! Ho ! Comme c’la est… touchant !! »

Son œil redevint orbe numérique, ses tentacules vinrent pendre le long de son corps, son ton regagna morosité. « Votre sacrifice sera inscrit dans les livres, m-mesdames. Heureuse d’avoir pu y contribuer, nonobstant. Bonne journée à vous. »

Plantant son auditoire ici, elle vint flotter jusqu’à la gare la plus proche, hâte qu’elle avait de rentrer à la maison, venant rapidement se perdre dans les rues labyrinthiques de l’Alvéole pour disparaître de la vue de Quirrel et ses femmes. Les soldats suivirent, et aucune protestation ne se leva. Oui, cela faisait son charme aussi, que de laisser les âmes pantoises sur son passage.

Son armée grise revenant à elle, l’un des heaumes revint à son bon souvenir. Cette fois, bonne grâce lui avait pris d’être traqueuse, car elle aurait eu du mal à sélectionner quelqu’un dans ce châtelet d’amures mouvantes.

« Toi, j’peux te demander ton nom ?

— Thaïs Meredith.

— Eh bien, rares sont les soldats à se m-montrer si proactifs. Tu as une dent contre les putes ?

— On peut dire ça comme ça.

— Raconte. »

Katalysa intima au commis de la gare de leur faire partir un train jusqu’à la tour de la capitale.

« J’en étais une, à mes quatorze piges.

— Bon, je crois que j’aurais préféré m-me taire…

— Vous savez, m’dame, plutôt que prendre ma défense alors que je demandais à être nettoyeuse au moins jusqu’à mes seize ans – au moins ça ! –, elles ont été jalouses.

— Jalouses ? De quoi ? De ton mètre quarante ? Ha !

— Du fait que beaucoup plus d’hommes me voulaient qu’elle. »

Tentacules levés, Katalysa les rabaissa. D’un sinistre, cette conversation…

« Du coup, vous leur avez rendu ce qu’elles méritent. Merci pour ça, m’dame.

— Ho… Pas de quoi… je suppose ? Ça fait plaisir, d’être complimenté. Oh, et désolé pour la blague du mètre quarante. Je le pensais pas. T’es pas si petite que ça. »

Difficile de deviner la réaction de l’autre, sous son heaume, mais le léger haussement d’épaule attesta au moins un peu de confusion.

Moi et le social…

Thaïs la gratifia néanmoins d’une interjection amusée, un poing sur la hanche.

« J’en ai pas fait tout un plat, moi, quand j’ai eu un gosse.

— Uuuh… Ravi de… L’apprendre… Tu en as fait quoi, au juste ? À ton âge, ça a dû être… une expérience… angoissante.

— Je l’ai gardé.

— Gardé ? Non pas que ce n’est pas très m-mature de ta part, m-mais tu…

— Dans mon ventre, j’veux dire. Sans le faire construire par les sages-femmes »

Katalysa se figea, plissant doucement l’œil. Un ange passa, et avec lui sans doute quelque chose de très surprenant, car elle s’agita soudain.

« C’est dangereux de garder un enfant dans son ventre, pour un filaire ! Son système nerveux aurait pu endommager le tien ! Il aurait m-même pu s’y m-mêler, et te créer de gros problèmes de santé en plus de…

— Oui mais c’est mon système, qui a gagné, m’dame. »

De précipités, les gestes de la traqueuse se firent plus modérés, jusqu’à ce que le silence la refit tomber dans une plus douce quiétude. Elle se tourna à la fenêtre, ne sachant pas trop quoi dire, écoutant d’une oreille peu attentive les conversations parallèles qui se tenaient dans le train entre les différents soldats.

« Enfin, vous faites pas de bile pour moi, m’dame, j’suis plus une gosse, maintenant, je fais crier les gens avec autre chose. Oh d’ailleurs, si vous avez besoin d’un chevalier framboise en plus, un jour l’autre, pensez à moi.

— Ha oui bon ça, ce sera à condition que ta grande gueule n’ait d’égale que la force de tes bras… Puis si j’étais toi, je resterais soldate. Tu vivras m-mieux avec tes deux bras que l’inverse, renvoya-t-elle d’un ton calme.

— Pas tant. J’aime bien ça, juste couper des trucs, m’dame. C’est bien mieux que d’en baiser. »

Difficile de trouver quoi répondre à cela. Gardant le silence en observant le paysage, elle estima au moins avoir fait une rencontre digne d’intérêt, quoiqu’un peu macabre sur les bords.

Son sourire fut de courte durée. Glorieusement courte.

« On fait quoi, de ceux encore en vie ? »

Katalysa ne répondit pas, considérant la stèle de Camillïte qui trônait dans l’une des rues de la cité. Plus précisément ce qui se trouvait à ses pieds. Yeux ouverts comme fermés, l’immense majorité avaient ça en commun que leur cœur ne battait plus. Cela, et leur âge : tout juste sortis du ventre de leur mère.

« L’idée du breuvage ne leur a pas plu », plaisanta Katalysa. Un rire qui sonna bien creux. Si elle avait pu avoir une bouche pour se ronger le tentacule, elle ne l’aurait pas gâchée. « Les fautifs seront m-mes soldats, qu’il a dit… »

Thaïs fit quelques pas de côté vers elle tandis que le reste de la garde s’occupait d’emporter les nouveaux-nés, priorisant aux silencieux ceux qui noyaient l’air de leurs cris terrifiés.

« Vous savez, m’dame, laissez-moi hurler que ce palais des plaisirs a fait acte de la pire des cruautés, j’agite ma lame pour les punir, et on vous acclamera à toutes les fenêtres pour la vengeance bien méritée.

— Nan… » Elle se détourna du corps pour observer la femme en armure. « Sans un quartier rouge, on est vraiment dans la m-merde. M-M-Mais ! Ça devrait aller ! Tellement de gens se rendent là-bas pour profiter des plaisirs de ces femmes, ils ne seront pas assez bêtes pour accuser des soldats d’avoir fait pareil ! »

Ce fut au tour de Thaïs de lentement se détourner d’elle à la faveur de l’un des corps qui se fit embarquer par un autre garde.

« Vous savez, m’dame, j’en serai pas si sûre, si j’étais vous. »

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