Depuis la salle des bourdonnements qui donnait vu sur le centre de la cité, tout paraissait bien plus calme. Simplement cette immense étendue de mélasse dorée, brillant aussi fort qu’un soleil, de sorte à offrir de la lumière à la ville en journée. Au mur opposé, si les vitres n’avaient pas été aussi opaques, peut-être aurait-il pu y retrouver les dégâts qu’il avait constatés en chemin. Quelques portes défoncées, beaucoup de verre brisé, et encore un petit nombre de corps sans vie que l’on menait ailleurs.
« J’ai accepté de venir parce que c’était le pape qui m-me demandait et que la situation était supposément urgente, m-mais sachez que je ne vais pas vous tenir compagnie longtemps ! Vous n’êtes pas le seul à avoir subi un… » Il y eut un silence. « C’est le pape, ça ? »
Tout à ses pensées, Ambre n’avait même pas entendu la porte s’ouvrir. Il pivota lentement sur lui-même, non sans s’aider de son bâton pour considérer Katalysa. L’œil unique de la sans corps se porta immédiatement sur son visage, et celui d’Ambre tomba sur le tentacule brisé qui ondulait proche de son corps. Le garçon eut un sourire en désignant son iris.
« On se ressemble, maintenant.
— Ah oui, à ceci près que le m-miens est fait pour voir m-mieux que deux des vôtres. Je suis complète, toi ne l’es plus. Enfin… complète…
— Pour le bien de votre pique, mademoiselle Katalysa, je ferais comme si je ne voyais rien sous votre visage.
— Très agréable, Ambre. Tu es le nouveau pape ? M-Morteau est canné ?
— Comme tout le reste. J’ai été enfermé dans une porte dérobée, donc je suis le seul survivant. Ils n’ont même pas embarqué d’enfant ou de femme.
— Remercie dans ce cas l’obstination de tes défunts. Sans la colère de les voir résister, je pense bien que tu en aurais vu disparaître deux ou trois, argua-t-elle en joignant deux tentacules sous son œil pour étayer l’explication. Il faut bien qu’ils se paient les frais psychologiques de leur bataille. Oui, dès le départ, rendre une Reine ou un pape n’aurait pas changé leurs ardeurs. Parce que sinon quoi ? Ils seraient venus pour rien. Impossible. C’était le chaos ou rien. »
Ambre eut un sourire chagrin, s’avançant de son bâton en claudiquant. Son corps continuait de lui faire souffrir, et parfois, il ressentait le besoin de rouvrir un œil absent. Sans compter que ça lui grattait terriblement, derrière le bandeau rouge qui recouvrait l’orbite, sans ornement dessous.
« De votre côté ?
— Aucun souci à déplorer s’agissant des Reines. Ils n’ont pas atteint la tour, m-merci à nos soldats et les créatures que tu as trouvé dans les égouts – hé ! faudrait que je t’en parle de ça. Grâce à toi, j’ai pu analyser le cadavre de ce truc à cheveux gras, et traquer toute sa clique a été un jeu d’enfant.
— Vous avez ? » De surpris, les traits d’Ambre se firent résignés alors qu’il secoua la tête. Il attendit que Katalysa poursuivit, ce qu’elle ne manqua pas de faire.
« Enfin, à part ça… On a tiré au m-missile à l’étage du dessous, car on sait que c’est la chambre de M-Moroïte.
— Aucun souci à déplorer s’agissant des Reines, répéta Ambre avec une grimace.
— Ouais ça concernait peut-être que m-moi… Bon, ça va, hein. Il se soigne, m-mais il n’est pas m-mort. Et M-Manonthine doit partir à la surface pour cueillir les rebelles… Ahh… Du coup je suis la dernière Reine à diriger la ruche…
— Difficile, je présume… Beaucoup de pertes, dans la ville ?
— Non, ça va… Beaucoup de gens ont rejoint les rebelles, mais aucune trahison du côté des soldats. Enfin, vraiment, rien qui me fasse m-m’arracher un deuxième tentacule. Et puis, ce serait très m-malpoli de m-me plaindre à côté de toi, non ?
— Terriblement. »
Il vit Katalysa plisser l’œil dans un sourire. Elle virevolta un peu plus près d’Ambre.
« Ça ne te dirait pas de rejoindre les Reines de l’Alvéole ? On a besoin de renouveler nos figures, et Trevor refuse. Tu fais partie de l’Église, tu es un bon allié, et tu es un filaire, ça ferait peut-être plaisir au peuple de te voir près de nous. »
Il secoua la tête, Katalysa perdant aussitôt la bonne humeur contenue dans son regard. Il inféra assez vite par cette réaction qu’elle devait se sentir seule. Elle avait son âge, il était plus que bien placé pour comprendre à quel point leur position, à tous les deux, était infernale…
« Je ne suis l’allié que de la paix, je ne veux pas prendre parti. Trop de complications, j’en suis désolé.
— Ahhh… Si tu veux. J’suis pas dans la m-merde, m-moi… Au m-moins, les rebelles se sont tirés. Je vais pouvoir souffler. M-Mais du coup, t’es là pour ?
— J’ai perdu tout le monde. Il ne reste que moi. Et Amaryllis. Il me faut d’autres membres. Si possible ?
— Nah, peux pas. On a beaucoup trop besoin de nos soldats. Plus que jamais. Et je vais pas m-me foutre de ta gueule en t’en filant deux ou trois, tu vois le truc ?
— Aucune alternative possible ?
— T’es m-marrant toi, je peux te filer quoi ? des condamnés à mort ? Non, faudrait que tu cherches dans les autres cités. Le bord noir, ou chez les neiges du nord.
— Ça me va. Si ça ne vous dérange pas trop, j’aimerais en obtenir. »
Elle plissa l’œil, circonspecte, flottant légèrement en biais. Ambre poussa un souffle un peu plus fort au cours de sa respiration. Les vagues de fatigue se succédaient, depuis la veille. Il lui brûlait de dormir un peu plus. Après tout, il avait eu un coussin de velours spécialement pour ça, dormir bien. S’il pouvait servir, tant qu’à faire…
« Bah ? C’est pas m-moi qui contrôle ta vie, nan ? Si tu veux t’allier aux voisins, fais-le tout seul.
— Non… Pas ça… Les condamnés à mort. J’aime bien l’idée. »
La sans-corps poussa une bête interjection de surprise. Elle fixa Ambre comme le dernier des ahuris, approchant en levant légèrement un bras.
« Sérieusement ?
— Vous m’avez dit être occupée, mais j’ai besoin d’un guide, pour les cachots, je présume… Si vous voulez me faire escorter, ça ne serait pas de refus, évidemment… »
Elle demeura interdite. Ambre ne se formalisa pas de l’absence de réponse, trop concentré, de toute manière, à garder contenance, appuyé qu’il était sur son bâton. Sa fatigue s’en alla, et il put déplier un peu le dos, attendant la prochaine salve. Peut-être celle-ci serait-elle de douleur pour ses membres blessés ; peut-être celle de se rappeler Mika, Louanne, et d’autres encore. Son corps tenait à varier les plaisirs de ses afflictions.
« Nan… Nan. Je t’y emmène m-moi-m-même.
— C’est vrai ? Merci beaucoup, mademoiselle Katalysa. »
Elle expédia le remerciement d’un mouvement de bras ennuyé et flotta sans attendre vers la porte de sortie, Ambre la suivant du plus vite qu’il le put, quitte à éviter d’attiser un peu plus de son agacement. Du plus vite qu’il le put, cela resta un tant soit peu fastidieux.
« Que va devenir l’Église ? » demanda-t-elle qui flottait au-dessus de son siège, une fois montée à bord du train.
Contre la vitre, Ambre admirait le paysage qui défilait. Ils avaient quitté la ville à la faveur de la Cécité, à l’est de l’Alvéole. Là où au centre trônait un immense dôme à dodécaèdre luminescent. Il s’y trouvait dedans la vie, là où prenaient naissance les dieux qui n’en étaient finalement plus. Au bord de la Cécité, c’était néanmoins le lieu de ceux dont le souffle était prévu pour s’éteindre.
« Ce n’est désormais plus une Église, répondit Ambre. Je vais en faire autre chose. Un culte, ou une troupe, peu importe.
— Ah ? Ce ne sera plus aussi bien vu qu’avant, m-mais tu serais le dernier des demeurés si j’avais besoin de le préciser.
— Juste. Mais notre but n’est plus de bourrer le crâne aux gens pour qu’ils croient en quelque chose. On va juste empêcher les rebelles de tuer. Ni plus. Ni moins.
— Oh. C’est bien, alors. Vous serez trois fois plus utiles en tant que groupuscule de combattants que de faux prêtres, je suis bien d’accord.
— Quelle mauvaise fréquentation vous faites, rit doucement Ambre.
— Toujours la plus réaliste qui passe pour une aigrie », lâcha-t-elle d’un haussement d’épaule pétri de morgue.
Le train s’arrêta devant un immense pont en bois qui mit Ambre un peu mal à l’aise. Assurément, aucun train ne pourrait rouler dessus sans le faire s’écrouler, mais même un pied humain semblait de trop pour cette structure branlante dont les piliers tombaient jusque dans l’obscurité en contrebas. Au moins, Katalysa flottait, mais il aurait presque eu envie d’ordonner aux soldats de retirer leur armure pour l’accompagner.
« Nous avons une technologie sans faille pour bien des domaines, alors pourquoi diable ce pont est-il une telle ruine ?
— Personne n’aurait l’idée de s’échapper en grand groupe sur une m-merde pareille ! » répondit Katalysa qui avait éclaté de rire.
À la voir se comporter ainsi après ses épreuves, Ambre ne put s’empêcher de l’imiter. Et à l’entendre rire à son tour, la jeune femme se tourna vers lui en conservant son sourire oculaire.
Sous ses pieds, les planches de bois grinçaient, et sous les planches de bois grinçantes, un brouillard opaque absorbait tout ce qu’il y avait dû avoir comme lumière dans ces lieux jadis. Au loin, très au loin dans l’horizon, le dôme de Saphir tenait lieu de lune posée à même la terre, et ils paraissaient, tous, minuscules, leurs silhouettes baignées des éclats imposants de l’astre terrestre.
De l’autre côté du pont, Katalysa vint s’introduire, et les soldats leur ouvrirent tout en déférence. Il semblait se trouver ici un monde bien différent de ce qu’était l’Alvéole ; un endroit où les révoltes et les meurtres ne suivaient pas leur cours. Enfin, les meurtres…
« C’est pour quoi, m’dame ? demanda-t-on de l’autre côté du comptoir d’un ton bourru.
— Visite des prisonniers, dans leur globalité. Et avec une liste des m-méfaits de chacun, avec ça. »
Il soupira. Katalysa s’empressa d’ajouter. « Organisez vos feuilles, la prochaine fois, je pourrais vous faire perdre votre travail pour ça. Par les temps qui courent, ce serait passablement tragique, nah ? »
Ils durent attendre un petit moment, mais au bout du compte, Katalysa put pénétrer le long couloir des geôles avec un parchemin plus ou moins circonstancié des cas de figure qui ornementaient les geôles. Le garçon profita du fait qu’elle était occupée à lire pour lui souhaiter que son comportement ne lui attirât pas d’animosité de la part de ses rares alliés encore en place.
En bas des marches, l’ambiance humide le fit frissonner ; autant qu’Amaryllis qui bruissait chaque fois qu’une goutte d’eau tombait depuis le plafond pour s’écraser non loin d’eux. La lampe qu’était l’œil écarlate de Katalysa qu’il voyait lorsqu’elle se tournait était au moins un agréable spectacle dans cette caverne de fer et de gouttes d’eau.
« Voilà ce que vous devriez boire, les mangeurs d’eau, plaisanta Ambre avec un regard pour le plafond.
— Ha ! Ha ! répliqua Katalysa d’un ton très peu amusé. Tu sais quoi, nos ancêtres ont déjà essayé. Apparemment, l’eau qui suinte de la grotte ne nous fait rien. Tu m-me diras, vu la quantité… M-Mais bon, voilà. Seule l’eau des cristaux de la m-mine. Quelle tragédie. »
Devant la première cellule, elle s’arrêta. « Bon, lui, il est là pour m-meurtre.
— Bien, je prends. »
Katalysa se gratta sa tête de cuivre en plissant l’œil, n’ayant visiblement pas la force de protester.
« Et sa passion ? renchérit Ambre.
— M-Mais connard, je suis censée le savoir comment ?
— En lui demandant. »
De fait, il se pencha dans sa cellule et lui posa la question.
« Une passion, sinon, un point fort, ça ira.
— J’étais fort… en maths ? »
Ils passèrent au suivant.
« Celui-là, attentat avorté sur la place lors d’une cérémonie.
— Je prends. Passion ?
— La chimie.
— Lui, agression.
— Quel type ?
— Il a frappé un gars qui lui revenait pas.
— Je prends. Passion ?
— Le combat. »
Chaque validation de la part d’Ambre valait un trait sur le papier de Katalysa. Elle glissa vers la prochaine cellule. Peu de chance de se perdre, en ces lieux ; juste un couloir. Et puis il s’enfonçait, loin. Et puis, un moment, il s’arrêterait. Et puis voilà.
« Meurtre ». Suivi d’un : « La chasse ».
Il se contenta d’un hochement de tête, puisqu’elle le regardait.
« Escroquerie, celui-ci. S’est fait pas m-mal de fric en arnaquant des gens fortunés.
— Je prends.
— Qui l’eût cru. »
Et à sa question coutumière : « Le vin. »
Ainsi passèrent-ils au suivant, une fois encore.
« Agression sexuelle, celui-ci.
— On le laisse.
— Oh. Là est donc votre limite, minauda Katalysa.
— Ça ne me servirait à rien, faut dire. » Son sourire cynique disparut à force de supporter le regard de son vis-à-vis. « Et oui. C’est ma limite. »
Contentée de l’aveu, elle reprit son petit vol tranquille.
« Ah, celle-ci, je connais son cas ! J’ai dû l’étudier. Vraiment une affaire bizarre. C’est une m-mangeuse de fruits.
— De fruits ? À part Meili Naïtt, ça existe encore, les mangeurs de fruits ? » s’étonna Ambre en croisant le regard de la captive, curieuse, de l’autre côté de ses barreaux.
Katalysa eut un petit rire moqueur avant d’apporter sa réponse.
« Plus vraiment. Elle doit faire partie des dernières, m-mais à raison ! Elle a dû s’endetter pour acheter de quoi m-manger, et dans sa position de faiblesse, elle s’est fait séquestrer par un homme pendant plusieurs jours. Alors couic, elle l’a égorgé. Là, on était sur de la légitime défense, m-maiiiis… elle a buté la famille aussi qui, d’après nos sources, n’étaient pas au courant. Puis elle a tué d’autres gens dans sa crise de folie. Vraiment un cas sordide. Je la plaindrais presque, m-mais bon, fallait pas pousser, quoi.
— Vous la nourrissez comment ?
— On a une petite réserve de fruits qu’on tente de reproduire artificiellement. On lui en a donné un peu, pas sûr que ça nous tienne longtemps, la prio, c’est M-Meili. »
Et à sa question triviale de passe-temps, elle répondit, curieuse : « La cartographie. »
Il eut un sourire ironique à l’idée qu’elle se complétait plutôt bien avec Mélinoé, en ce cas.
« Bien. Je la prends. Et, si possible, avec une partie de votre réserve.
— Hah !? »
Il poursuivit sa route vers la cage suivante, forçant Katalysa à le suivre en flottement précipité. Elle dressa un tentacule en l’air, mais au bout du compte, n’émit aucune parole, sinon un soupir et la suite de son énumération. Déjà, les cages se succédèrent.
« Lui aussi, il est particulier, fit-elle après quelques “je prends” et “on laisse” supplémentaires. C’est un charognard.
— Il a l’air d’avoir huit ans à peine…
— Les charognards ne naissent pas adultes, répondit-elle avec hauteur. Juste que celui-ci s’est pris dans l’idée de bouffer des gens encore en vie.
— Je vois… Je prends.
— Je saisis l’idée, m-mais pour être aussi fou à son âge, tu vas avoir que des problèmes. Déjà que ta clique va pas être joyeuse à voir…
— Ça doit être l’éducation… Rien d’irrattrapable.
— Pas pour ce qu’on en sait de ses parents. Si c’est pas une déviance, c’est une m-malformation de naissance, et là, tu vas pas pouvoir faire grand-chose, m-mon gars. »
Ambre eut une moue difficile, mais regarder l’enfant aux cheveux échevelés, salis, mais absolument angélique dans son sommeil, ça empêcha toute réflexion dans le crâne du maître des troupes.
« Non, je le prends quand même…
— À votre guise, m-monseigneur », soupira Katalysa en levant l’œil au ciel – Ambre le devinant au faisceau lumineux qui dessina un arc vers le plafond.
Le gosse endormi, il laissa la question des passe-temps de côté pour le moment.
Ils approchèrent du terme de la prison, mais les cages n’étant à compter de là plus toutes remplies d’un criminel, ils n’en étaient plus qu’à quelques âmes pour achever leur joyeuse balade humide.
« Meurtre involontaire, mais on élucide encore le mystère, il veut pas nous en dire plus sur les causes du décès. On pense que c’est un scientifique aux expériences qui auraient mal tourné.
— Oh ? Je vais le prendre. Tu as une passion ? Si tu es bien scientifique, tu as peut-être un domaine que tu préférais aux autres. » Il ajouta, comme le prisonnier le considérait avec terreur. « Tu peux me le dire, je viens de libérer tous les prisonniers que j’ai croisés, excepté une demi-dizaine. Plus tu seras intéressant, plus j’aurais une chance de te trouver une seconde chance de briller. Même si c’est bizarre, d’ailleurs. Moi, ce sont les textes anciens, mon passe-temps. Je passe des heures à les traduire. »
Il espérait que son sourire mutin parviendrait à le mettre à l’aise pour lui soutirer quelques informations concernant ces étranges expériences dont il semblait être l’instigateur.
Même si Rose n’est plus, les rebelles ont quand même son savoir dans la tête. Il va falloir qu’on se mette au niveau, si on veut éviter d’être technologiquement dépassé.
« J’aime bien… M’intéresser aux… à la technologie de la terre ancienne.
— Oh ? » réagit Katalysa.
Mais en la voyant alors se révéler, l’homme poussa un cri en reculant, terrifié d’avoir prononcé ces mots devant une Reine. Ambre eut pour lui un petit gloussement et un signe de main apaisant. « C’est très bien. Excellent même. Je m’attendais à des réponses par centaines, mais celle-ci… Non, franchement, je suis heureux d’apprendre que quelqu’un a eu le courage – ou la stupidité – de se lancer dans le projet. Je le prends. La technologie de l’ancienne terre nous sera très utile, pour l’emporter. »
Katalysa le laissa faire en silence. Un silence qui, pour la première fois, s’avéra gênant, et non décidé par un sans-corps qui cherchait à imposer son mépris en pinçant les lèvres – ou les sorties sonores.
L’ignorant toutefois, Ambre interrogea le cas du suivant, lequel impliquant des femmes, fut refusé. Celui qui passait après terminait le bal.
« Enfin, celui-ci… Il a monté un faux quartier rouge. Les femmes étaient des artistes, et l’on payait avec elles des m-moments artistiques ou des discussions. Le prix qu’il fallait débourser pour coucher avec l’une d’entre elles était révoltant, m-mais quand quelqu’un y parvenait… M-Mystérieux assassinat, sauf qu’ils ne volaient pas l’argent, donc on a eu du m-mal à remonter jusqu’à eux.
— C’est… surprenant. »
Ambre s’avança vers la cellule. Y était assis un homme particulièrement épais, une main sur le ventre, un regard intrigué par la figure du garçon depuis ses barreaux.
« Je peux te demander pourquoi avoir monté cette façade ? s’enquit le garçon à la surprise de Katalysa comme du concerné.
— Je ne pensais pas susciter curiosité… On avait besoin de vivre, ces femmes et moi. Et les bordels sont les moyens les plus simples, je me suis dit que ce serait lucratif d’en monter un moi-même ; mais les plus belles – et les plus chères –, refusaient de coucher avec qui que ce soit. Je ne les ai pas recueillies de leurs trous et de leur famine pour les forcer à vivre ça, donc, j’ai adapté, monsieur. »
Ambre eut un sourire, les genoux pliés pour se tenir au même niveau que l’homme assit. « Ingénieux. Tu as un passe-temps, une passion, ou un point fort dans la vie ? Quelque chose qui te donne envie te lever le matin, quoi. Moi, personnellement, ce sont les textes anciens.
— Eh bien… En mon cas, je dirais qu’il s’agirait… du violon. Je n’ai jamais pu prendre le temps d’apprendre vraiment, pourtant, j’en possédais un. »
Ambre eut un sourire radieux en se redressant.
« Je trouve ça amusant de constater à quel point vous tous êtes bien tombés. J’en viendrai presque à remercier l’univers de vous avoir fait criminel. Je le prends. »
Katalysa jeta un regard pour la longue allée sombre qu’ils venaient de traverser au terme de leur promenade, et de là, elle gloussa avec tout ce qu’il en fallait de cynisme dans la voix.
« Je trouvais qu’on s’entendait bien, m-mais tant pis, je suppose que je ne te reverrais pas vivant.
— Arrêtez donc votre pessimiste, s’amusa-t-il. Je n’aurais pas meilleurs défenseurs que ces gens à problème, figurez-vous. »
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« La robe n’est pas trop serrée ? Désolé, on n’a pas plus grand.
— Non monsieur Ambre, elle est parfaite.
— Bon à savoir. Tu aimes le rose ?
— Je n’ai jamais été particulièrement fan. Trop criarde couleur. Ceci dit, c’est une somptueuse robe.
— Tu rattrapes ton cas par la flatterie. »
Retirant sa main de son col, il considéra sa robe plongeante, plus que satisfait. D’un regard en coin pour Alexander, il s’assura que son vêtement à lui n’était pas à lui écraser les côtes, ce qu’il aurait refusé d’avouer par déférence, ou toute autre chose. Mais non, le tissu tombait jusqu’à ses talons en épousant la forme de son ventre avec harmonie.
« Lorsque tu montes des marches, je te conseille de tenir le bas comme font les princesses de conte. Tant de fois que j’ai trébuché sur la mienne, rit-il.
— Entendu, monsieur. »
Il pivota sur lui-même et récupéra son sceptre d’un pas dansant. « Bien, allons-y. »
Suivi d’Alexander, il traversa l’église d’un pas allègre, s’arrêtant parfois pour laisser le temps à l’autre de le suivre, lui qui marchait bien plus tranquillement, non sans en profiter pour admirer son nouveau lieu de vie. Les environs avaient encore l’odeur et les taches du sang. Seul, Ambre n’avait pu tout nettoyer ; déjà qu’enterrer les corps avait été un travail au long cours et sans sommeil. Avec ses nouveaux bras, la question des rénovations et du nettoyage ne se poseraient plus, ça n’irait pas lui déplaire.
Et ses nouveaux bras, il les trouva tous yeux toute attente dans le hall, alignés dans leurs robes roses. Qu’il avait été difficile de trouver un coloris qui, ainsi que le disait Alexander, ne sonnait pas trop piquant aux yeux. Pour cela, l’on avoisinait presque la non-couleur blanche tant il était léger. Seul le maître des troupes aurait le droit à l’obscurité d’ébène, ceci étant. Ça allait mieux avec son teint, il fallait dire.
Sous le regard de tous, Ambre descendit les marches, et Alexander mis le gramophone en marche. Pétales de camélia se lança.
« Merci d’avoir si longuement patienté, de vous être habillés et d’avoir supporté le trajet sans vous plaindre. J’espère que le repas vous a plu, j’ai essayé de m’adapter aux besoins de chacun. »
Il ne put s’empêcher de considérer la plus petite des silhouettes qui se tenait parmi l’assemblée. Pour lui, il avait dû récupérer un rebelle qu’Ambre avait laissé dehors.
« À compter de ce jour, vous serez sous mes ordres. Nous serons la troupe du camélia, nous voyagerons à travers Stèlebrune en dansant, chantant, et tuant. Je dois néanmoins vous prévenir, quiconque refusera sera ramené en prison, une condition que mademoiselle Katalysa m’a obligé à respecter. Tous ceux qui accepteront travailleront pour moi, dans le rôle que chacun d’entre vous décidera. Notre but sera de rétablir la paix, empêcher les sans-corps de massacrer les rebelles jusqu’aux derniers, et d’empêcher les rebelles d’alimenter l’animosité sous l’empire de leur justice. Dans l’ombre, nous éliminerons les plus belliqueux pour ne garder que les sages. »
Tous le fixaient sans mot dire, sans réagir, sans laisser transparaître quoi que ce fût d’autre que de l’attente. On voulait de lui qu’il terminât ce qu’il avait à dire, et c’était tout.
« Je comprendrais votre réticence à suivre un parfait inconnu, reprit-il en gestes élégants de bras pour chaque phrase prononcée. Mais sachez que jamais vous n’aurez la chance d’ainsi pouvoir user de vos viles compétences pour quelqu’un. Les meurtriers seront assassins. Les violents seront protecteurs. Les escrocs seront mes deuxièmes têtes. Les dévoreurs seront mes armes de dissuasion. Et je vous aimerai et vous respecterais pour ça. Jamais je ne vous traiterai comme des moins que rien car vous ne seriez bon qu’à tuer. Moi, je ne suis bon qu’à faire des câlins et à traduire des textes en langue que plus personne ne parle. En quoi est-ce moins utile que vos compétences à vous ? Personne ne vous le dira ainsi à part moi, car personne ne peut comprendre en quoi vous êtes une clé pour atteindre la paix. Vous avez compris comment vivre, vous. Vous n’agissez que pour vos sourires, sans vous soucier de ceux des autres, qui, de toute façon, ne méritent aucunement vos considérations. J’ai infiniment plus de respect pour vous que pour ces pseudos rebelles et ces dirigeants qui cherchent à garder bonne figure alors que notre extinction est l’épée pendue au-dessus de leur tête ! »
Ambre prit une profonde inspiration. La colère s’était couplé au zèle, et son monologue s’était presque échappé sans respirations pour en marquer le rythme. Rafraichis, il tendit sa main vers les pieds des prisonniers. « Prenez les masques qui sont disposés par terre. »
Plus ou moins lentement, ils obéirent, se baissant avant de considérer le visage blanc aux deux yeux rouges qu’ils avaient en main. Le masque partait en deux cornes de cerf sur le côté, autant pour imiter l’animal que pour mimer les ramures d’un arbre.
Cerf, arbre, végétal, camélia, ce qui donnera le culte du camélia. J’ai dû faire les raccourcis qu’il fallait, on m’excusera.
« Ils sont faits du bois d’Amaryllis, ainsi que des exosquelettes des victimes dont il s’est repu le jour de l’attaque de notre Église. Tous ceux qui veulent me joindre n’ont qu’à mettre le masque, et vous deviendrez à votre tour des morceaux de l’Arbre qui trône au sein de l’Église. Les autres peuvent le jeter par terre. »
Un garçon aux longs cheveux raides et rêches, dos légèrement vouté en avant avec sa stature maigrichonne, mit l’accessoire comme s’il lui brûlait les mains. Ambre lui adressa un sourire amusé, avant de découvrir qu’il fut le seul à agir. Tous les autres demeurèrent figés sur leur artéfact, Alexander comprit. Ambre ouvrit grand l’œil, prêt à se tancer pour son idiotie.
« Excusez-moi. Je vais vous faire part des conditions, avant de vous proposer de m’offrir votre soutien. Quiconque a déjà le mis le masque pourra le retirer, bien entendu. »
Le seul concerné par ce « quiconque » se cantonna à incliner la tête sur le côté. À ce stade, il était au moins certain d’avoir un allié assuré dans le lot…
« Si vous acceptez de me rejoindre, il y aura quelques règles, cela va de soi. La première sera que chacun d’entre vous devra choisir un instrument. Il vous faudra apprendre la musique et le solfège. »
L’avantage, avec ces gens-là, c’est qu’ils n’osaient exprimer leur stupéfaction à voix haute, ce qui était prodigieusement moins embarrassant à vivre.
« Vous pouvez choisir n’importe quel instrument, j’ai une liste assez intéressante de ceux qui existent. On est sur une marge de deux cents, vous y trouverez forcément votre bonheur. Vous pouvez choisir le chant, si ça vous chante, hah ! J’aimerais que vous gardiez le rythme six mois, voire un an, avant d’oser abandonner. L’apprentissage de la musique est difficile, les premières semaines ne seront pas très parlantes concernant votre appréciation de la chose, donc, voilà, je vous demanderai de la patience. »
Profitant du silence, il leva un doigt, puis ajouta le deuxième.
« Deuxième condition, vous vous respecterez tous. Je ne tolérerai aucune violence, aucun type de harcèlement, aucune goutte de sang. Je tolérerai les disputes avec plaisir, mais règle numéro deux virgule cinq : soyez honnête les uns envers les autres. Ne laissez pas votre colère s’entasser dans votre estomac et exploser. Vous êtes soudés, vous êtes réunis sous une même bannière, si quelque chose vous gêne chez l’autre, essayez de comprendre pourquoi, essayez d’être ouvert, sinon, parlez-en à un tiers, et au dernier cas, parlez-en au concerné. Ah, et c’est valable pour moi. Je ne suis pas parfait, mettez en lumière mes défauts, je serais ravi de les remettre en cause pour vous. Somme toute, le mépris, réservons-le à nos cibles. Et rions ensemble de nos actes. »
Il leva un troisième doigt.
« Vous aurez interdiction de sortir de l’église sans vos robes et vos masques. Vous reconnaître pourrait me créer des problèmes, et nous avons besoin de mise en scène pour chaque acte que nous ferons. Nous devons devenir un cortège dont parleront les rumeurs, c’est là notre mission principale pour s’imposer dans cette danse qui se joue entre rebelles et sans-corps. Plus l’on sera extravagants, plus l’on marquera, et plus l’on marquera, moins l’on cherchera à nous attirer. Peut-être cela calmera les ardeurs des plus belliqueux. »
Il garda ces trois doigts en suspension, détournant le regard un instant en pliant les lèvres d’une moue songeuse. Il estimait n’avoir plus rien à dire, au bout du compte. Ces trois conditions étaient les piliers auquel il avait pensé, mais du reste, rien ne lui vint d’autre. Il lui fallait sauver les apparences, car il avait tout de même l’impression d’avoir fait court.
« Avez-vous des questions ? »
La fille aux fruits leva la main, considérant le garçon avec des yeux ronds qui le mettaient mal à l’aise.
« On mangera bien ?
— Vous aurez tous de quoi vous nourrir, pour sûr. Même s’agissant de fruits. Je m’arrangerai pour en trouver toujours un peu plus, et puis franchement, si des gens en possession de ressources tentent de faire commerce inéquitable, on ne pourra que sans réjouir ; ça nous fera des réserves à piller gratuitement, plutôt que de devoir les acheter honnêtement chez les autres ! »
Ces propos tirèrent un soufflement de nez de la part de la jeune femme, et cette preuve d’égoïsme parut en ravir d’autres, car les rictus en coin se multiplièrent.
La fille déposa alors le masque sur son visage. D’autres suivirent, et telle une vague, les bras montaient aux faces pour y apposer la surface blanche. Tandis que d’aucuns hésitaient encore, que certains mettaient tout juste les masques, Ambre se tourna vers Alexander, curieux d’encore le voir réfléchir à côté de lui. Poing sur la hanche, il l’interrogea du regard, ce que l’homme finit par remarquer en levant vers lui son visage.
« Seuls nous comptons, et je présume que vous n’avez pas pour projet de recueillir les innocents à nos côtés, monsieur Ambre ? Qu’allons-nous faire de ceux dont nous volons les familles ? Les sans défense dont le seul crime aura été de naître autour de belliqueux ?
— C’est une juste question, Alex. Je ne les mettrais pas à nos côtés, il vaut mieux pour eux… Je compte déménager l’église vers l’ouest, ceci étant dit. On pourrait en profiter pour construire un refuge pas trop loin du nôtre ? La troupe du camélia et son petit village fleuris, une idée de ce genre-là ? »
Alexander acquiesça tout en douceur. Et contenté, visiblement, il l’était, car à son tour, il enfila son masque. Quand son nouveau maître voulut s’enquérir du résultat, il découvrit que tous sans exception n’avaient désormais plus aucun visage.