Chapitre 15 -- Un nom coloré

Par Capella

Les libellules agitaient leurs petites ailes de fer tout en ornant le monde d’une douce et rayonnante lumière. Lucie eut beau approcher son doigt pour en attirer une à elle, les insectes ne faisaient que s’éloigner sans oser vouloir l’approcher. Faute de mieux, elle se saisit de son appareil photo, régla la focale avec quelques rotations de mécanismes, et le résultat fut craché de l’appareil. D’une pression, elle ouvrit un pan du dispositif pour y révéler plusieurs clichés auxquels s’ajouta le nouveau. Rattachant son appareil à sa hanche, elle s’assit pour laisser filer les heures.

Au loin, elle voyait encore l’entrée de la trompe mécanique qui leur avait permis de traverser la Marche des éléphants. Ils étaient si proches de la surface, désormais…

Si loin de tout…

« Lucie, on va manger un peu, viens ! »

Elle se retourna, découvrant l’une des rebelles qui bataillait avec le rideau de branches dénudées qui couvrait le petit coin en plein air que s’était aménagé Lucie pour admirer les lucioles.

De retour au camp, on s’affairait effectivement avec des couverts et des assiettes en bois. La soupe qui se trouvait à l’intérieur n’était pas ce qui motiva outre mesure la jeune femme à se servir avec les autres. Dans sa part à elle, on avait introduit de grandes poignées de sables. L’eau de la soupe lui servirait à nettoyer un peu ses engrenages en sus d’y ajouter du goût, et le sable, à la nourrir.

« C’était idiot, comme décision, Anastasia. C’était évident que les habitants de Point-du-Soir n’allaient pas nous suivre comme ça. Ils ont des domaines, des familles, des titres. S’ils veulent se défendre des sans-corps, ils le feront chez eux.

— Ai-je dit que c’était un problème ? » argua la concernée.

Un peu curieuse de savoir ce qu’il se disait, au risque que cela impactât sur sa vie à venir, Lucie ne s’installa pas trop loin de sa sœur qui devisait avec d’autres des décisionnaires du camp rebelle.

« Ils ont pris parti à notre chaos, c’est trop tard pour eux, maintenant, ils sont de notre côté. Si on envisageait un assaut, eh bien quoi ? ils suivraient, tout simplement. Comme si les sans-corps de l’Alvéole allaient leur pardonner leurs actes. Ce n’est pas si grave si nous ne nous trouvons pas au même endroit. Les oiseaux feront l’affaire.

— De la surface jusqu’aux Terres Inespérées… Rien n’est moins sûr.

— Eh bien tant pis, abandonna Anastasia. Rose devait être vengée, j’ai fait ce qui est juste. Et nous avons beau avoir Meili à nos côtés, le sable est la seule ressource, avec les fruits, qui nécessite d’atteindre la surface ; nous dépendant des explorateurs, qui, je le rappelle, sont nos ennemis.

— Agir justement n’est pas forcément sage, protesta Robin. Tu as agi avec ton cœur, mais c’était une très mauvaise idée… Nous avoir fait perdre nos positions dans la capitale… Le sable, on aurait pu se débrouiller, trouver un moyen d’en récupérer, envoyer une petite équipe, par exemple, aller le chercher. Maintenant, chaque fois qu’il nous faudra attaquer, il nous faudra d’abord rentrer. En plus, on n’est plus là pour directement faire pression à nos alliés de la capitale. Et vu comme Ariette te méprise…

— Là-dessus, le petit a raison, abonda Saaland. Enfin, là-dessus et sur tout ce qu’il a dit.

— Le petit…, soupira l’intéressé.

— On n’aurait pas dû se mettre les habitants à dos. On a p’t’être gagné des alliés, ça c’vrai, mais aussi plus d’ennemis. Ceux qui sont restés, ils vont pas être vachement copains.

— Ils ont pris leur décision, s’obstina Anastasia.

— Et j’estime personnellement qu’entrer dans la capitale ne sera pas forcément plus dur que faire le trajet », ajouta-t-on au loin.

Les regards convergèrent vers celui qui marchait vers eux, son bol tenu d’une main. Son œil d’ampoule doré considérait le petit rassemblement sans que l’on pût trop savoir s’il était déterminé, irrité ou simplement brillant de naturel.

« Notre problème va plutôt être de tenir les assauts sans se faire décimer les uns après les autres. Nous y avions l’avantage de la nouveauté, jusqu’à présent, mais les pistolets, ils vont les recopier tôt ou tard. Une arme à distance, ça ne s’abandonne pas. »

Il jeta quelque chose qu’Anastasia réceptionna sans trop de mal de son bras droit. Lucie savait en quoi la chose était honorable à noter, pour une gauchère ; une gauchère qui avait donc tenu à sacrifier le membre qui ne lui était pas dominant pour s’amuser en expériences…

« Il y a des câbles dans cette boîte. De rechange, précisa Shelby.

— Tu vas t’en sortir, sans générateur ? interrogea passivement la cheffe des rebelles.

— J’ai quelques batteries de secours, mais… Oui, il va falloir qu’on prenne la ville rapidement si je veux pouvoir manger.

— Les “by” franchement, lâcha Lucas. Vous auriez dû faire remplacer vos pièces. L’éléctricité, dans deux-trois ans y en aura plus.

— Espérons que je vous aurais été assez utile d’ici là », répartit l’intéressé d’un souffle.

Anastasia ne répondit pas, alors Shelby se retrouva un petit temps à considérer celle qui considérait la boîte qu’il venait de lui donner. Il finit par porter un poing sur sa hanche.

« S’en être pris à la petite Rose, c’était peut-être leur meilleure idée jusque-là, mais il va nous falloir une tête qui marche aussi bien que la sienne, si on veut les dépasser par la technologie. »

Lucie se détourna de Shelby, tout juste assez lentement pour voir qu’à l’avenant, Anastasia avait baissé le regard vers le sol dur de Stèlebrune.

« Personne n’avait de cerveau comme elle, fit sa sœur.

— A-t-elle laissé des notes ? On pourrait s’en inspirer.

— Elle faisait tout de tête…

— Alors elle ne nous facilite pas la tâche…

— Baaah, elle a eu les idées, on peut avoir le reste, argua Lucas. J’veux dire, maintenant qu’on a compris qu’on pouvait inventer des trucs du style arme de distance, on peut juste réfléchir comme ça ! “Comment on ferait pour gagner contre un adversaire en partant du principe qu’il a une épée.” Et hop, ça viendra tout seul. Comment on fait pour gagner contre un pistolet, tout ça, tout ça…

— Juste », accorda la Lanterne.

À la fin du repas, Lucie alla s’isoler du côté des lucioles pour s’assoupir en paix, et dès le lendemain, ils en étaient quittes pour reprendre leur marche. En queue de groupe, sa guitare sur le dos et son enceinte dans la main, elle continuait de fouler la terre rocheuse. Elle était parfois cible des regards en coin de Victor qui, même dans une foule aussi compacte, arrivait à être si peu discret.

Où tu crois que je vais me perdre, toi ?

Cela faisait des jours qu’ils marchaient. Si fuir il lui avait fallu, il était désormais trop tard, le gâchis ne valait plus la peine d’être saisi. Autant atteindre destination, à présent, là où elle pourrait travailler sur son prochain morceau, lequel ne manquerait pas de contenir l’âme de Rose à chacune de ses notes.

Quand elle entendit plusieurs exclamations de merveille, elle se tourna passivement vers l’avant en cessant de faire dériver ses songes, mais payant le fait d’avoir voulu s’isoler, elle n’entendait ni ne voyait ce qui attirait à tous l’admiration. Du moins, dans un premier temps. Lorsqu’elle découvrit non loin, juchée sur une pierre, une immense rémige, elle comprit que la stupéfaction venait d’une frontière dépassée. Le Perchoir.

À mesure qu’ils avançaient ici, les battements d’aile mécaniques se firent plus fort, lorsqu’il fut question de pie, de rouge-gorge ou d’aigles… Plus discrets, indicible, même, lorsque la nuit durant, une chouette volait non loin. Strident, à l’approche des chauves-souris.

« Surtout, on ne part pas trop par l’est, entendit-elle dire lors d’une pause. C’est là que siègent les sans-corps sauvages des lieux. »

De fait, ils suivirent le sentier des explorateurs, ne s’attendant nullement à pouvoir y faire de mauvaises rencontres. Les voyageurs, dictés par Manonthine, iraient inexorablement plus vite qu’eux, s’ils décidaient de suivre, mais ce ne serait sans doute pas suffisant pour les réceptionner avant qu’ils n’atteignent la surface au vu de leur avance probable. Assurément, la voie était libre ; la voie vers l’infâme surface, vers leur exil… Tout cela était libre, oui, personne ne viendrait les déranger dans leur suicide, à n’en pas douter.

« Si seulement j’étais bouffeur de métal, crois-moi que j’en aurais chopé un, de ces oiseaux… », prononça Lucas.

En entendant parler de manger quelque chose, elle voulut mettre main à son manteau pour récupérer un peu de sable, mais la manœuvre était bien trop difficile avec toutes ses affaires pour l’encombrer, l’obligeant à prendre sur elle jusqu’à la prochaine pause.

« Tu t’y connais en oiseaux, toi ? Pourquoi celui-là a une aussi longue queue ? »

Elle se tourna vers l’oiseau qui picorait sur un arbre quelques vers ou autre ragoutants insectes. En effet, sa queue virevoltait en d’élégantes formes rappelant les pourtours d’une lyre.

« Hein ? » pressa Lucas.

Elle finit par observer vers le garçon, et, naturellement, c’était bien à elle qu’il parlait depuis tout à l’heure. Elle en eut un soupir harassé. D’un coup d’un seul, sa guitare et son enceinte lui paraissaient bien plus lourdes à porter, et la marche, deux fois plus longues.

« Je ne sais pas. Un oiseau lyre, probablement. Ça se voit.

— Comment ça “ça se voit”… Eh ben, oui, d’accord, mais comment j’aurais pu deviner qu’ils auraient été si flemmards sur le nom.

— Plus simple à retenir, non ? cracha-t-elle.

— Bah, ça, c’est sûr. »

Loin de se formaliser du ton de Lucie, il continuait de lui parler, allant même jusqu’à mettre les bras derrière son crâne pour manifester toute sa tranquillité d’esprit. Son vis-à-vis en fut quitte pour regretter d’avoir été prise en grippe par celui-là.

« Pourquoi t’as pris tout ça ? Quand j’ai demandé à Ana, elle m’a dit de te le demander directement…

— Pour quoi faire…, se plaignit-elle. Elle le sait aussi bien que moi… Et en même temps, c’est quoi cette question idiote ? Pourquoi j’ai pris mes instruments, sinon pour jouer de la musique ?

— Disons que c’est pas la première chose que j’aurais faite, moi…, ironisa Lucas.

— Sans doute parce que tu ne joues pas de musique. »

Il porta une main à son menton, songeant sincèrement à l’assertion que venait de lui lancer la jeune femme. Cette réaction d’ahurie ne lui fit que lever les yeux au ciel avant d’essayer d’accélérer un peu sa marche ; en vain. Elle n’allait pas pouvoir être bien rapide avec tout son équipement.

« Je crois qu’en fait, t’es vraiment douée pour la musique, c’est pour ça. »

Elle fronça les sourcils, ne voyant pas bien où il voulait en venir par là. Et puis parler d’être « douée » ne faisait pas assez honneur au travail qui lui avait été nécessaire pour atteindre le niveau dont elle pourrait se targuer aujourd’hui.

« Je t’ai pas entendu jouer, la dernière fois, comme j’étais avec Ana en première ligne. Mais si on t’a demandé de faire de la guitare pour lancer les rebelles, c’est que tu dois vraiment être incroyable. »

Elle entrouvrit la bouche, mais à la place, se découvrit à détendre ses épaules en se détournant de lui. Elle ne savait toujours pas quoi lui dire, mais la chaleur de ses yeux s’était un peu atténuée. Elle avait au moins évité l’ulcère causé par une aigreur trop prolongée.

« Du coup, quand on sera arrivé, faudrait que tu me joues quelque chose !

— Que je te joue ? répéta-t-elle de son ton marmoréen. Je jouerai si j’en ressens le besoin, pas si quelqu’un me le demande. »

Enfin, Lucas arbora une grimace un peu désabusée, accusant enfin le coup des piques de Lucie. C’en fut presque agréable à voir, que cette victoire contre lui.

Elle fut de très courte durée. La curiosité remplaça vite les traits du châtain lorsque se tournant, il découvrit que le groupe s’était arrêté. Aussi vite que l’aurait fait un renard, il se glissa dans la foule pour atteindre les premiers rangs. Aussi difficilement que l’aurait fait un éléphant encombré, Lucie tenta de l’imiter jusqu’à émerger enfin à ses côtés ; là où plus personne n’avançait. Probablement à cause de ce grand homme de deux mètres assis sur une roche au loin. Qu’ils avançassent, ils finiraient forcément par en croiser le chemin. Peut-être cette idée était-elle peu affriolante à leurs yeux, et cela, elle pourrait le comprendre.

« Il surveille l’entrée ? théorisa Tina. On pourrait seulement passer, non ? et lui expliquer. C’est la route des explorateurs, il n’est forcément pas un danger.

— Au moindre signe du contraire, on fait demi-tour », conclut Anastasia.

Contourner leur serait impossible, tout bonnement à cause d’une absence de carte ou de connaissance sur les chemins à emprunter. Et retourner sur leurs talons, c’était s’offrir sur un plateau moulu d’or aux explorateurs qui allaient inexorablement partir sur leurs talons… Aussi n’y avait-il pas vraiment de compromis.

Lucie garda le visage rivé sur l’homme assis sur sa roche, et à mesure qu’ils avançaient, il ne fit que grandir. Plus ils approchèrent et plus Lucie comprit que ce sans-corps à forme filaire avoisinait les trois mètres. Lorsqu’il étira son corps svelte pour se lever, elle n’aurait pas été surprise d’apprendre que ses estimations étaient encore trop basses.

Côtes visibles depuis son justaucorps, mains griffues à quatre doigts, cheveux hirsutes et yeux aiguisés, ceux-là étaient sans iris ni pupille pour sertir le blanc.

Tous s’arrêtèrent, anxieux, Lucie ne pouvant calmer les frissons de son cœur et les pulsations de ses sueurs froides.

« Filaires, délaissez ce chemin, laissez les oiseaux voler en paix.

— Ne pouvons-nous pas seulement rejoindre la surface ? demanda Anastasia d’un ton poli. Les explorateurs le font bien souvent.

— Vous ne possédez pas le sceau pour passer. Celui des aventuriers, gravé sur leur poitrine. Vous n’avez pas la confiance des oiseaux, et la règle stipule que je ne laisse personne ni entrer, ni sortir, s’il ne fait pas partie de l’escadron des voyageurs.

— On nous a pas parlé de badge à présenter, nous ! répliqua Saaland en se grattant rudement la tête. On va pas faire demi-tour, nous, c’est trop dangereux !

— Ce n’est… pas faux, renchérit Anastasia en affectant la fermeté. Nous allons offrir justice aux terres de Stèlebrune, notre sceau, nous l’avons dans le cœur, si cela peut faire office de consolation. Nous allons réparer les torts des sans-corps qui se sont crus faux-dieux. Vous n’avez vous-même plus à obéir à la dirigeante Manonthine, à ce propos. Vous n’êtes plus forcé de demeurer ici à surveiller le passage.

— Faux-dieux… », répéta le grand homme.

Il se redressa imperceptiblement. S’il ne gagna que quelques menus centimètre, aux yeux de Lucie, il venait d’en acquérir cent simplement par son regard, qui, pourtant vide, ne pouvait changer vraiment. Elle comprit qu’Anastasia venait de prononcer des mots qu’il aurait mieux fallu garder pour elle.

« Voulez-vous dire les sans-corps sont pour vous faux-dieux ? C’est bien les termes que vous avez proférés, n’est-ce pas ?

— Nous sommes égaux, et nous nous respectons comme tel, voilà ce que j’ai dit », corrigea-t-elle, les bras le long du corps.

Le grand homme tourna la tête de côté, méditatif, mais renfrogné, il dénia.

« Pourquoi ai-je l’impression que ces mots me font du mal…, prononça-t-il… Pourquoi ai-je l’impression que vous êtes si dangereux… »

Il fit doucement glisser sa tête vers Anastasia, son regard tombant directement sur le sien. Il attendait d’elle des réponses qu’elle ne pourrait bien jamais n’avoir.

« Mon intuition est-elle la bonne ? Je n’ai jamais ressenti ça en tant d’années d’existences… Soit… Soit… »

Il marqua une pause au terme de laquelle l’hésitation avait quitté ses prunelles.

« Sous mon nom, Alba l’aile arc-en-ciel, je respecterai ce que me dicte mon âme. » Il dressa sa main de côté, bien droite. Du ciel battirent des ailes. Blanches comme la neige, faisant chatoyer les lumières de la grotte sous son métal nivéen, un somptueux paon vint se poser sur le bras tendu d’Alba. « Quiconque rompra la croyance des sans-corps deviendra poussière. »

Lucie sentit ses poumons se bloquer et sa gorge se serrer de douleur. Elle recula. Alors que tout le monde demeurait paralysé, elle recula. Se cachant derrière d’autres corps, elle recula. S’escamotant de la vue d’Alba, elle recula. Se faisant oublier du monde, elle recula.

Mais sa cachette androïde s’envola dans les airs avec une gerbe de sang au mouvement de queue du paon qui venait de prendre son envol. Long de sa maigre stature, Alba ne bougea pas tandis que l’oiseau, ses plumes blanches tachées de saphir liquide, émit un piaillement aigu.

 

 

✿❀❁✿❀❁

 

 

Le paon se posa sur le bras d’Alba, et d’un mouvement de celui-ci, il envoya l’oiseau faucher un filaire qui se fit délester de sa carotide en un coup de serre. Saaland sortit une imposante hache pour l’attaquer en retour, et de sa longue queue en éventail de fer, l’oiseau le repoussa avec une entaille à l’épaule. Non content de ne pas avoir éliminé son adversaire en un coup, il fondit en piqué sur son corps. Si l’homme n’avait pas roulé de côté, il aurait sans doute perdu la vie, à défaut de simplement son bras droit.

Lucas et Tina furent plus malins. Ignorant le volatile, ils fondirent avec quelques frères et sœurs rebelles sur le maître oiseau, lames en avant. Pliant son grand corps, ce dernier envoya sa main griffue vers la lame. Le guerrier vacilla en arrière en accusant le coup, mais un autre en profita pour planter la sienne dans le corps de la machine longiligne. Celui-là finit la face arrachée en récompense par les quatre doigts acérés, et les autres furent projetés au loin comme des fétus de paille. En dépit de cela, Alba semblait être moins absolu que son oiseau du chaos, aussi fut-ce sans doute la raison qui poussa les guerriers à se relancer contre lui.

Aussi fut-ce sans doute la même raison pour laquelle Alba ne chercha pas à se protéger lui-même. Voyant son maître pris dans les griffes de quelques rebelles, le paon fondit sur eux. Ce fut Tina, qui subit le marquage d’une ligne verticale de sang qui la mit aussitôt à terre. Lucas mit son épée en position tandis que l’oiseau préparait un assaut, serres en avant. Alors, dans son dos vint la griffe d’Alba qui lui fit perdre contenance, et les serres se refermèrent sur son visage.

Le paon gagna en altitude, serrant le crâne de l’adolescent dans ses serres pour en tirer des larmes de sang, et rassasié par le spectacle, il le projeta sur le sol où il s’y écrasa. Tina, qui avait une ligne céruléenne parcourant le corps, et Lucas, le visage entièrement bleu, avaient la poitrine qui se soulevait. Difficilement, mais elle se soulevait encore, en tout état de cause.

Il y eut un tir, et une balle vint se ficher dans la peau métallique du paon qui flancha légèrement dans son vol. Lucie, cachée derrière une roche, regarda Shelby qui arrivait enfin dans la bataille. Le voir tenir son revolver à deux mains, hauteur de visage, et la jeune fille comprit que l’occasion de tirer contre un oiseau qui bougeait en tous sens avait dû se faire difficile. De fait, il ne manqua pas sa chance d’y être parvenu une fois enfin, car une deuxième balle, puis une troisième suivie d’une quatrième partirent vers le volatile bicolore. Au bout de la cinquième, la victime se posa sur le sol, reprenant des forces après la salve qui lui avait visé cou et visage.

Alba replia alors son corps vers Shelby, et tous se jetèrent sur lui pour l’empêcher d’agir en comprenant que l’ancien dirigeant allait peut-être vivre sa dernière seconde. D’un mouvement de bras, Alba repoussa quelques rebelles. D’un autre de griffe, il en écharpa un. D’un de ses jambes, il bondit en avant, bras en arrière, pour atterrir en l’envoyant filer vers la tête lumineuse de Shelby. Ce dernier bondit lestement en arrière pour éviter l’assaut, mais Alba décida de ne pas s’en tenir là. Pour chaque pas qu’il faisait en avant, c’était un mouvement de bras venu fendre l’air. Pour chaque assaut, c’était une roulade, un saut en arrière ou une glissade de côté pour son plus petit adversaire. Shelby ne chercha pas à attaquer avant de voir l’homme cesser les siennes. Là, il put rendre les coups – rien qu’une seule balle, à dire vraie –, avant que la défense reprit.

Plutôt que de profiter de l’état du paon pour lui tirer quelques gouttes de son sang de cuivre, tous s’étaient perdus en admiration de Shelby. Bien leur en avait pris, au vu des propos qui s’élevèrent :

« Ne paniquez plus, déclara Ludwig. N’attaquez que durant les ouvertures. Défendez-vous le reste du temps, que cela dût prendre une heure. »

Le paon courut quelques mètres, et d’un battement d’aile, reprit son envol. Cette fois, toutes les épées, lances, haches ou gantelets étaient tenus en position de défense. À l’instar de Shelby qui faisait front seul contre Alba, tous reçurent la violence du paon avec prudence. Car ils avaient des lames, beaucoup parèrent, d’autres esquivèrent.

« Après une attaque en piquée, il enchaîne avec des coups d’aile, commenta Ludwig à voix haute. Après un vol en tourbillon, il marque une petite pause. »

De fait, on le respecta lorsqu’il piqua. On attendit les coups d’ailes, et on se prépara aux prochains assauts sans chercher à l’atteindre en retour. Quand il s’envola en tournant sur lui-même, on se défendit, et chacun rendit le coup. Le paon se fit secouer par la salve de lame et recula alors. Lucie se surprit à ouvrir grand les yeux d’admiration à voir cette petite armée opérer.

Cela suffisait réellement. Patienter, attaquer à la faille, retenir le style de combat de l’adversaire. Cet oiseau pouvait tuer en un coup, sinon deux, mais du reste, la patience suffisait visiblement à en retarder la conclusion.

Le paon envoya un coup de patte, assaut qu’ils ne connaissaient pas. De fait, deux rebelles eurent la bêtise de croire qu’ils auraient le temps de rendre le coup, le visage tordu d’angoisse. Un coup d’aile oblique, et l’un perdit la tête, l’autre son buste. Il enchaîna avec une attaque en tourbillon, mais tous réagirent trop tard ; mais réagirent tout de même, comme refusant de laisser passer le seul assaut qu’ils pouvaient rendre.

Ludwig esquissa une interjection pour les retenir, mais c’était de toute façon trop tard. La queue du paon s’ouvrit, et le groupe de dix qui s’était jeté en avant fut écrasé par l’appendice qui tint lieu de massue.

« Idiots ! se récria le filaire. J’ai dit, si cela doit prendre une heure, restez sur vos gardes !N’attaquez que si l’ouverture est sûre ! Si vous doutez, c’est que la réponse est non !

— Plus facile à dire qu’à faire, lâcha Saaland, le bras gauche tremblant. Une attaque, et on meurt… J’ai envie d’en finir vite…

— Alors tu mourras plus vite », se contenta d’argumenter l’autre.

Et Saaland en fut quitte pour prendre son mal en patience. Il attendit, ainsi que tous les autres, les attaques à ouverture. Parfois, le paon jetait même un peu trop violemment ses ailes, et à force de faire durer la bataille, ils purent deviner à quel moment l’élan l’empêcherait de s’éloigner d’un coup ou non. Au bout du compte, les lames frappèrent rarement, mais elles frappèrent, et très peu furent ceux à périr dès lors que la patience et l’observation devinrent le maître mot. Ludwig y alla de ses hochements de tête satisfaits en les voyant bien agir.

Chancelant sous un coup particulièrement violent, le paon se posa à terre. On voulut l’approcher pour l’achever, mais la façon qu’il eut de se secouer les plumes eurent raison de leur échauffement. D’un coup, la queue de l’oiseau s’ouvrit en un somptueux éventail blanc aux yeux rouges. Il trembla, pris de spasmes.

« C-Cachez-vous derrière des rochers ! » cria Lucie, derrière le sien.

Il y eut ceux qui suivirent le plan, ceux qui positionnèrent leurs armes de sorte à couvrir le front et le cœur, et ceux qui attendirent pour bondir de côté, faute d’avoir pris une décision plus tôt.

Les premiers n’eurent qu’à se couvrir la tête de peur quand les plumes du paon éclatèrent en feux d’artifice, pour ne faire que rencontrer la pierre en bruit assourdissant. Les deuxièmes s’en tirèrent avec quelques plumes plantées ici et là au travers de leur corps, les points sensibles protégés. Les troisièmes se firent épingler au sol sans plus émettre le moindre mouvement.

« Restez protégés ! » reprit Lucie quand elle vit le paon agiter sa queue vide, et les plumes se prendre en vibrations.

Ceux derrière leurs rochers ne bougèrent pas. Ceux qui s’étaient protégés se retournèrent pour accueillir les plumes qui leur revinrent en sens inverse. Et ceux qui avaient tenté d’esquiver… ne bougèrent pas non plus.

La queue reformée, et le paon reprit son envol, avec une nouvelle corde à son arc que chacun avait eu intérêt à retenir par cœur. Ça ou la vie, de toute manière, le choix n’était pas vraiment un luxe.

De son côté, Shelby était un genou à terre, soufflant, une main sur la poitrine tandis que deux soldats tentaient d’occuper Alba pour offrir au tireur de quoi reprendre un peu de force.

Rien n’est encore perdu… Persévérez…, encouragea Lucie en esprit.

Voir une nouvelle corde à l’arsenal avait visiblement ébranlé les troupes. Même les assauts qu’ils connaissaient par cœur eurent raison de certains, et les morts continuaient de se faire quelque peu nombre. Beaucoup étaient ici de non-combattants et tentaient de prendre part à l’assaut pour défendre le groupe. Mis à part les enfants, il n’y avait bien que Lucie qui avait eu assez de jugeote pour se laisser en dehors de tout ceci.

Mais quand partit l’âme des plus fébriles, la roue tourna une seconde fois pour les rebelles. Parade des coups de pattes, esquive des piqués. Le paon se posa sur le sol. On se cacha derrière des pierres, on mit l’épée en travers des points vitaux, et on la mettait dans le dos pour prévenir le retour des rémiges. Et puis l’on avançait. Parade, esquive, défense avant, défense arrière. Esquive, parade. Et l’on avançait. Attaque en tourbillon, et toutes les lames se levaient de concert. Et parade, esquive, défense avant, défense arrière, parade, lames levées, parade, parade, esquive…

Et lames levées.

Sous les coups, le paon tomba au sol, tremblant. C’était probablement le moment tout indiqué pour l’achever, Lucie en serra le poing, le cœur battant à tout rompre dans son excitation.

« Non ! hurla Ludwig. Shelby ! » ordonna-t-il.

En effet, les deux guerriers qui cherchaient à protéger le tireur venaient de périr sous les coups de griffe d’Alba, et le seul rempart contre le maître oiseau n’en menait pas large avec ses esquives, glissant et manquant de trébucher souvent.

On se jeta de fait sur l’ennemi, mais Lucie le vit offrir un regard en arrière pour le groupe. Il prendrait une balle en se détournant de Shelby, mais à la faveur de combien de mort ?

En gestes précipitées, la jeune femme enfouie sa main dans le creux de sa guitare pour en extirper un câble qu’elle vissa dans sa guitare en le faisant tourner en gestes de doigts vifs. Elle reproduisit le mouvement à l’autre extrémité qu’elle avait enfoncé dans son enceinte. Elle tourna les leviers au maximum, saisit son médiator dans la poche de son manteau, et d’un geste de bras, une détonation sonore pulvérisa les tympans de tous ceux qui se trouvèrent sur sa trajectoire.

Alba mit une main à son oreille, beaucoup tombèrent à la renverse sous la violence, mais beaucoup d’autres se jetèrent sur le sans-corps pour l’assaillir de lames. Des éclats de sang bleus jaillirent de part en part, et un cri puissant s’échappa des cordes vocales du protecteur de la surface. Il repoussa alors tout un chacun d’un mouvement de bras griffu et s’éloigna d’un immense bond en arrière, atterrissant tout proche de son oiseau.

« Cristass… », prononça-t-il en dressant son bras.

Le paon battit des ailes pour s’y poser, les rebelles demeurant sur la défensive tandis que Lucie venait se recachait derrière son rocher, la respiration complètement erratique.

Lentement, Alba approcha sa main de l’oiseau, et soudain, lui attrapa la gorge. Plaquant le paon contre le sol, il l’immobilisa d’une main et lui arracha une aile de l’autre. La deuxième. Enfin, son immense queue éventail.

Il enfourna la première aile dans sa bouche. En deux bouchées, elle était avalée. La deuxième. La queue suivit. Personne n’osa le déranger durant son repas, tous étaient paralysés.

Un bruit de cliquetis se fit entendre, et ce fut brutalement que son dos éclata à la faveur de deux ailes blanches, tandis qu’à sa hanche, se déplia un éventail de plumes aux motifs rouges.

C’est… joli.

L’aile vint se coller au corps d’Alba, et en se dépliant, une nuée de plume fila contre tous pour les percer de part en part. Elles revinrent pendant que l’aile droite se repliait… et cette dernière envoya ses plumes alors que les épées étaient encore dirigées dans le dos pour prévenir le retour des premières. Beaucoup périrent sous l’assaut.

Alba se jeta sur un rebelle et lui asséna plusieurs coups de griffe qui vinrent à bout de sa garde pour ainsi lui lacérer le corps.

Puis son aile se replia… Lucie se jeta hors de son rocher, grimaçant, et envoyer valser son bras pour reproduire l’onde sonore. Le gardien ne parut même pas l’entendre. Il envoya ses ailes et force fut à Lucie de demeurer cachée.

« On reste sur la défensive et on apprend le chronométrage de ses attaques ! Que personne ne tente la moindre offensive ! »

Obéissant à la sommation de Ludwig, ils firent leur possible pour apprendre à se défendre avant d’attaquer. Toujours se mettre proche des rochers pour empêcher les plumes de les avoir. Regarder quand Alba en attaquait un de ses griffes pour savoir s’il était du genre à laisser des ouvertures pour une esquive ou si parer en boucle était la seule solution. Garder ses distances pour s’empêcher de devenir les cobayes à cette observation, cela aussi, ils le prirent en compte.

Si on n’avait pas été aussi nombreux, quelqu’un aurait-il pu ne serait-ce que survivre à une seule de ses attaques ? se demanda Lucie, son cœur s’étant remis à battre en sueurs froides.

Et surtout, sans Rose…

Car désormais, il n’y avait plus qu’un adversaire, et Shelby usait de ce que leur avait légué la petite sœur des Ardoisée par des tirs à distance. Si Alba voulait s’en défendre, alors il était en ce cas obligé de faire un long trajet jusqu’à Shelby. Alors on l’attaquait par-derrière, et pendant qu’Alba repoussait ces mouches, Shelby prenait ses distances en courant pour reprendre ses tirs dans un cercle avantageux. Du reste, personne n’osait attaquer sinon pour le détourner de Shelby. La patience était enfin rentrée dans le crâne de tous les combattants comme une clé de leur vie. À quelques exceptions près…

Un bras s’abattit sur Ludwig. Il para le coup, et pris de ce que Lucie ne put que considérer folie, il profita de l’élan pour frapper… Alba renvoya son bras pour l’arrêter, mais Ludwig eut le temps de parer, un sourire d’absolue stupéfaction sur le visage – lui-même avait semblé croire scellé son destin sur ce réflexe d’impatience. Pas forcément tort pour autant. Une griffe, puis la deuxième, et l’excitation l’ayant fait perdre quelques appuis, quand l’aile battit sur son visage pour briser sa garde, il bascula en arrière, un pied suspendu dans les airs.

Le bras griffu se planta dans son ventre pour l’écraser au sol en une gerbe bleue. Les rebelles se jetèrent en avant, tandis qu’une balle filait vers sa tête pour l’empêcher d’achever le jeune homme, mais si Alba se détourna bien de sa victime pour se défendre, la victime en question ne se releva pas pour autant.

« Si on veut l’attaquer… faut l’assumer derrière ! »

Lucie ouvrit grand les yeux en reconnaissant la voix de Lucas. Et en effet, elle le vit s’extirper parmi la foule, son épée en main, le visage ruisselant.

De son élan, il asséna un violent coup à Alba, lequel le lui rendit en un enchaînement de griffe que le garçon maîtrisa sans coup férir. Il renvoya un coup dans le torse de l’homme oiseau qui fit mouche. Ce dernier joua des ailes et projeta ses plumes. Lucas glissa sur le sol pour conserver de l’inertie et frapper la jambe, pour alors reculer tant et plus et accueillir le retour des plumes. Et l’air de rien, il s’était laissé en prime le temps de faire basculer sa lame en avant pour le deuxième coup d’aile.

Chaque action se voyait accompagnée de la mort potentielle des suites d’une simple erreur, mais Lucas, idiot, fou ou machine de guerre, décidait de s’acharner plutôt que d’obéir à la patience. Même Saaland n’osait l’imiter.

Au terme d’un coup dans la gorge de l’enragé aux cheveux châtains, le sans-corps chancela en arrière avant de poser genou à terre.

« C’est le moment !! » hurla-t-on.

Quelqu’un. Peu importa qui ; on écouta, on fonça. Les épées s’abattirent en une pluie de cuivre sur chaque parcelle de peau du combattant. Et on continua, toujours plus fort, alors même qu’Alba se relevait. Et malgré cela… on continuait, cherchant à le tuer, car après tout, il ne devait lui rester que de quoi supporter une seule attaque, non ? S’arrêter maintenant, c’était lui laisser le temps de les attaquer, alors qu’en persévérant, on finirait inexorablement par lui trancher la jugulaire avant qu’il ne pût faire quoi que ce fût d’autre !

Les plumes frémirent, les poils de Lucie tout autant. Elle se jeta en avant, guitare en bandoulière, enceinte dans les mains. Elle courut du plus vite qu’elle le put, obligeant bras et jambes à ne pas flancher sous le poids de son propre corps lesté de cuivre. La queue vibrait, et les plumes commençaient à se secouer dans tous les sens. Lucie courut plus vite encore, si tant est que cela fût possible.

Saisissant son enceinte à deux mains, elle tourna sur elle-même et envoya le bloc de cuivre filer vers le visage d’Alba. Elle n’eut qu’une seconde avant que l’enceinte arracha le câble de la guitare dans son envolée, alors cette seconde, elle la saisit sans s’embarrasser d’hésitation. Le médiator glissa le long des cordes, le son traversa le câble tel un ruisseau en roue libre. Il fracassa l’intérieur de la boîte de cuivre à la recherche d’une sortie. Lorsqu’il la trouva, ce fut sous la forme d’un accord éclatant qui poussa Alba à reculer comme sous le coup d’une gifle.

L’enceinte retomba au sol, le câble débranché, et les épées reprirent leur acharnement, qui pour s’enfoncer dans le cou, dans le dos, les articulations, l’arrière du crâne.

Il y eut un cri puissant, et les ailes se déployèrent avec la force d’un dragon, tandis que la queue s’agitait avec l’impétuosité d’une cascabelle de crotale. Tous reculèrent, mâchoires serrées, lames en position, face à la longue silhouette qui s’était étirée sur ses deux jambes.

Puis Alba s’écroula sur le sol en un bruit de métal, face contre terre, une cascalette sanguine venant arroser le sol rêche de la grotte.

La fixité fut commune et absolue. Plus personne ne remuait ses membres harassés, son visage grimaçant, ses yeux las. Lucie, sans défense, au milieu d’une foule de combattant, n’eut même pas un mouvement de recul pour s’éloigner, car l’immobilité la plus prégnante en ce lieu, ce fut celle d’un sans-corps.

Car Alba l’aile arc-en-ciel avait péri.

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